Nick Beggs, de Kajagoogoo aux Dieux silencieux

Publié le 29 décembre 2025 à 11:28

Peu d'artistes peuvent se targuer d'avoir navigué avec une telle aisance entre les sommets des charts pop internationaux et les méandres les plus exigeants du rock progressif. Nicholas Beggs, né le 15 décembre 1961 à Winslow, dans le Buckinghamshire, incarne cette dualité rare. Bassiste virtuose, pionnier du Chapman Stick et chanteur charismatique, son parcours est celui d'une métamorphose constante, guidée par une rigueur technique sans faille et une sensibilité artistique forgée dans les épreuves de la vie. Pour le lecteur de gravebasse.com, Beggs n'est pas seulement le musicien aux tresses blondes iconiques de Kajagoogoo, mais un véritable maître des fréquences graves qui a redéfini le rôle de la basse et du Stick dans le rock moderne, collaborant avec des géants tels que Steven Wilson, Steve Hackett et John Paul Jones.

Winslow et la Construction de l'Identité

L’histoire de Nick Beggs commence dans le calme apparent de la province anglaise, mais elle est rapidement marquée par des bouleversements personnels qui façonneront sa vision du monde et son approche de l'art. Son premier contact avec la performance musicale remonte à l'âge de dix ans, lorsqu'il forme Johnny and the Martians avec deux amis d'enfance. À cette époque, Beggs ne tient pas encore la basse, mais officie derrière la batterie, accompagné d'une trompette et d'une guitare acoustique. Cette expérience initiale du rythme sera cruciale pour son futur jeu de basse, caractérisé par une précision métronomique et un sens du backbeat imparable.

Cependant, le destin familial de Beggs est marqué par la tragédie. Son père quitte le foyer lorsqu'il a dix ans, et sa mère décède prématurément alors qu'il n'en a que treize. Ces événements traumatisants plongent le jeune Nicholas dans une quête de sens qu'il croit d'abord trouver dans le christianisme évangélique. Il décrira plus tard cette période comme une forme d'auto-médication spirituelle, un "plâtre" nécessaire pour faire face à un monde devenu instable. Ce passage par la foi influencera durablement ses premières collaborations, notamment avec le groupe Iona, avant qu'il n'évolue vers une vision plus séculière et critique de la religion, thème central de ses œuvres contemporaines avec The Mute Gods.

Sur le plan académique, Beggs s'oriente vers les arts plastiques, fréquentant une école d'art entre 1978 et 1980. Cette formation d'illustrateur transparaît aujourd'hui dans son identité visuelle forte et dans ses projets littéraires, comme sa série de livres pour enfants Dangerous Potatoes : 13 Stories About Evil Vegetables. C'est durant ses années d'études qu'il forme en 1978 le groupe Art Nouveau avec Steve Askew, Stuart Croxford Neale et Jez Strode. À ses débuts, Art Nouveau est un quartet d'avant-garde aux influences jazzy, publiant un single confidentiel, "Fear Machine/Animal Instincts", qui attire l'attention de l'influent John Peel.

Le phénomène Kajagoogoo

L'année 1981 marque le tournant décisif vers la célébrité. Sous l'impulsion de Chris Hamill (Limahl), qui rejoint Art Nouveau après une annonce dans le Melody Maker, le groupe se rebaptise Kajagoogoo. La rencontre avec Nick Rhodes de Duran Duran, qui accepte de produire leur premier single "Too Shy", propulse le groupe au sommet de la New Wave.

Pour Nick Beggs, cette période est douce-amère. Si "Too Shy" met en avant une ligne de basse slap sophistiquée, jouée sur sa Wal Pro2E devenue légendaire, l'image du groupe et les tensions internes pèsent lourdement sur lui. Le succès est foudroyant : le titre atteint la première place du UK Singles Chart en janvier 1983 et se classe dans le top 40 de nombreux pays. Pourtant, Beggs avoue aujourd'hui son incapacité à écouter l'album White Feathers, associant cette musique à des circonstances de vie malheureuses.

Le renvoi de Limahl en 1983, motivé par des désaccords profonds sur la répartition des droits d'auteur et le comportement du chanteur, marque la fin de l'âge d'or pop. Nick Beggs reprend alors le micro pour l'album Islands (sous le nom simplifié de Kaja), proposant une direction musicale plus jazzy et complexe, mais qui ne rencontre pas le même succès commercial. Cette transition le laisse dans un état de nomadisme artistique, cherchant une "âme sœur" musicale qu'il mettra des décennies à trouver.

L'Identité Visuelle : Le "Strange Gonk Man"

Beggs a toujours compris l'importance de l'image dans l'industrie musicale. Ses tresses blondes extravagantes des années 80, qu'il arbore encore parfois avec autodérision, font partie de ce qu'il appelle son personnage de "Strange Gonk Man". Il explique avec pragmatisme que les musiciens sont souvent engagés autant pour leur présence scénique que pour leur jeu technique. "Ils veulent le personnage étrange", note-t-il, ajoutant qu'il a dû dépasser son ego des années 80 pour accepter d'être un "player" avant tout. Cette approche visuelle se retrouve aujourd'hui dans ses tenues de scène, notamment le port du kilt avec Steve Hackett ou Steven Wilson, visant à capter et retenir l'attention de l'auditeur.

Après la dissolution de Kaja en 1985, Beggs se concentre sur l'écriture et le travail de studio. En 1987, il forme Ellis, Beggs & Howard, un projet qui fusionne funk, soul et rock, illustré par le succès relatif du single "Big Bubbles No Troubles". Cette période est celle de l'exploration technique : il commence à intégrer de manière intensive le Chapman Stick dans ses compositions, un instrument qu'il a découvert grâce à Tony Levin lors d'un concert de Peter Gabriel au festival de Knebworth.

La parenthèse Phonogram Records

Un aspect unique de la carrière de Nick Beggs est son passage de huit mois en tant que responsable A&R (Artiste et Répertoire) pour Phonogram Records au début des années 90. Plongé dans le monde impitoyable et chiffré des majors, il y apprend une forme de "brutalité tranquille" nécessaire au succès commercial. Il supervise notamment le boys band Let Loose, une expérience qui renforce son sens pragmatique et sa capacité à équilibrer l'esthétique pure avec les exigences du public. Cette expertise lui servira des années plus tard lorsqu'il conseillera Steve Hackett sur la restructuration de sa carrière, suggérant notamment le concept de Genesis Revisited II pour ramener le guitariste vers des salles prestigieuses comme le Royal Albert Hall.

Collaborations et Polyvalence

Sa réputation de musicien "tout-terrain" lui permet de travailler avec un spectre d'artistes incroyablement large. Des icônes de la pop comme Belinda Carlisle (dont il fut le directeur musical) et Emma Bunton, aux pionniers du rock comme Gary Numan et John Paul Jones, Beggs s'adapte à chaque contexte. Son travail avec John Paul Jones, bassiste légendaire de Led Zeppelin, est particulièrement notable, tout comme ses tournées avec Howard Jones, où il ressort sa basse Wal 5 cordes pour sa profondeur sonore incomparable.

Artiste / Groupe Rôle Contributions Notables
Howard Jones Basse, Stick Tournées mondiales, utilisation de la Wal 5 cordes.
Gary Numan Basse Participation au morceau "Heart" sur l'album Outland (1991).
Belinda Carlisle Direction Musicale Accompagnement durant sa période de transition personnelle.
Alphaville Basse Travail de session pour le groupe de synth-pop allemand.
John Paul Jones Collaboration Rencontre et travail avec l'ex-Led Zeppelin.

Le Chapman Stick : L'Instrument de l'Indépendance

Pour de nombreux bassistes, Nick Beggs est avant tout synonyme de Chapman Stick. Cet instrument à dix ou douze cordes, conçu par Emmett Chapman, se joue par "tapping" à deux mains sur le manche, permettant de couvrir simultanément les lignes de basse et les mélodies. Beggs a commencé à l'étudier en 1983, le management de Kajagoogoo lui ayant promis un exemplaire s'il acceptait de devenir le chanteur principal du groupe.

Beggs a poussé l'instrument dans ses retranchements technologiques en créant ce qu'il appelle le "Virtual Stick". Il s'agit d'un Chapman Stick modifié pour être entièrement capable de piloter des signaux MIDI à partir des cordes de basse et des cordes mélodiques. Grâce à des capteurs spécialisés (souvent des Roland GK-3), il peut déclencher des synthétiseurs et des échantillonneurs tout en jouant ses lignes de basse habituelles. "On peut faire le travail de trois musiciens et, avec un peu de chance, être payé trois fois plus", plaisante-t-il, soulignant la puissance orchestrale de cet outil.

En tant qu'artiste solo, il a exploré l'espace instrumental du Stick à travers des albums comme Stick Insect (2002) et The Maverick Helmsman (2004), compilés plus tard dans The Darkness Inside Men’s Hearts. Son approche varie du cinétique à l'ambiant, exploitant les possibilités rythmiques complexes de l'instrument. Il considère le Stick comme un défi quotidien, une technique qui nécessite une concentration absolue pour éviter les fausses notes ou les harmoniques indésirables.

La Renaissance Progressive : Steve Hackett et Steven Wilson

Le XXIe siècle voit Nick Beggs devenir une figure centrale du rock progressif moderne. Son intégration dans les groupes de deux piliers du genre, Steve Hackett et Steven Wilson, marque l'aboutissement de sa quête de reconnaissance technique.

Depuis 2009, Beggs est le bassiste de prédilection de l'ancien guitariste de Genesis. Pour la tournée Genesis Revisited II, il a dû relever un défi colossal : apprendre à jouer de la guitare 6 et 12 cordes en seulement trois mois pour suppléer les arrangements complexes, en plus de ses parties de basse et de Stick. Il a fait construire pour l'occasion un instrument double manche (basse et guitare 12 cordes) par le luthier Hugh Manson. Son respect pour le répertoire de Genesis est immense ; il cite des albums comme Seconds Out et A Trick of the Tail comme des influences majeures dans sa formation de musicien.

C'est toutefois sa collaboration avec Steven Wilson (Porcupine Tree) qui semble lui apporter la plus grande satisfaction artistique. Beggs rejoint le projet solo de Wilson dès l'album Grace for Drowning (2011) et participe à tous les albums majeurs suivants, dont The Raven That Refused to Sing, Hand. Cannot. Erase., et The Future Bites.

Beggs se décrit comme un "crayon dans la boîte de couleurs" de Wilson, un artiste visionnaire qu'il admire pour sa précision terrifiante. Wilson lui laisse une liberté créative sur certains titres, comme sur "Personal Shopper" où Beggs a improvisé sa signature de "flick off" et "hammer on". Sur d'autres morceaux plus stricts, Beggs suit scrupuleusement les démos de Wilson, apportant simplement son grain sonore unique, souvent obtenu en mélangeant un ampli guitare Marshall avec un signal direct (DI) pour obtenir du "bite" et du corps. Leur amitié repose également sur des points communs personnels : tous deux sont végétariens/végétaliens et partagent un humour similaire.

The Mute Gods et Trifecta, la liberté

Libéré des contraintes des majors, Nick Beggs a lancé plusieurs projets personnels où il exprime ses préoccupations philosophiques et politiques.

The Mute Gods : Une Trilogie Dystopique

En 2014, il forme The Mute Gods avec Roger King (claviers, collaborateur de Steve Hackett) et Marco Minnemann (batterie, force de la nature au jeu complexe). Le projet est conçu comme une réaction au climat médiatique mondial où les "prédicateurs de haine" reçoivent plus d'attention que les voix de la raison.

La trilogie d'albums explore des thèmes sombres et actuels :

  1. Do Nothing till You Hear from Me (2016) : Un pamphlet contre la dystopie moderne, mêlant rock agressif et orchestrations épiques comme sur "Swimming Horses".

  2. Tardigrades Will Inherit the Earth (2017) : Décrit par Beggs comme son album le plus en colère, symbolisant un monde post-apocalyptique où seuls les tardigrades (organismes ultra-résistants) survivraient.

  3. Atheists and Believers (2019) : Une réflexion sur la recherche de vérité dans un monde de désinformation, avec la participation d'Alex Lifeson (Rush) à la guitare acoustique.

Trifecta : Entre Fusion et "Fission"

Né de jams improvisées durant les balances de la tournée de Steven Wilson, le trio Trifecta réunit Beggs, Adam Holzman (claviers, ex-Miles Davis) et Craig Blundell (batterie). Beggs qualifie leur style de "Fission", une variante moins efficace mais plus dangereuse de la fusion jazz-rock. Leurs albums, Fragments (2021) et The New Normal (2024), se caractérisent par des morceaux courts (format pop), un humour absurde à la Monty Python et une virtuosité technique décontractée. Beggs y injecte des interludes parlés surréalistes, débattant parfois avec lui-même sur sa capacité à jouer du didgeridoo.

Le Son Nick Beggs

Pour le lecteur de gravebasse.com, comprendre l'équipement et la technique de Beggs est essentiel. Son jeu est un mélange de rigueur traditionnelle et d'expérimentation technologique.

Le "Slap" et le "Pick"

Le style de Beggs a évolué de la technique de slap percutante des années Kajagoogoo vers un jeu au médiator (pick) extrêmement précis dans le rock progressif. Sur des morceaux comme "Luminol" (Steven Wilson), sa basse "coupe" littéralement le mix grâce à une attaque franche et une égalisation privilégiant les médiums-aigus. Il utilise également sa technique de signature "flick off and hammer on", qui donne une fluidité quasi-clavieristique à ses lignes de basse.

L'Arsenal Instrumental

Beggs est fidèle à quelques marques phares, tout en restant ouvert aux innovations :

  • Spector Basses : Ses modèles principaux actuels (Coda 5, Euro 4LX). Il apprécie leur clarté et leur fiabilité.

  • Wal Basses : Sa Wal Pro2E (utilisée sur "Too Shy") et sa Wal Mk II 5 cordes sont des piliers de son son studio, offrant une définition du Si grave exceptionnelle.

  • Music Man StingRay : Utilisée pour retrouver le son original de Kajagoogoo, souvent avec un léger chorus.

  • Vigier : Il a utilisé des basses Vigier (frettées et fretless) avec mémoire intégrée pour ses compositions de la fin des années 80.

  • Rickenbacker 4003 : Utilisée ponctuellement pour son grain rock caractéristique.

Amplification et Effets

Beggs privilégie aujourd'hui les systèmes compacts et puissants de TC Electronic (têtes RH750 et RH450). Il utilise peu d'effets externes, préférant sculpter son son via le système Roland V-Bass qui lui permet d'atténuer ou de booster certaines fréquences selon l'artiste avec lequel il joue. Pour Steven Wilson, il n'hésite pas à brancher sa basse dans une tête d'ampli guitare Marshall pour obtenir une saturation organique.

Composant Modèle Usage / Particularité
Amplificateur TC Electronic RH750 / RH450 Backline principal pour les tournées mondiales.
Système Multi-effet Roland V-Bass Utilisé pour la modélisation et l'atténuation du signal.
Pédales TonePrint Vortex Flanger / Corona Chorus Beggs a créé ses propres préréglages (ex: "Big Bubbles No Troubles").
Enceintes TC Electronic RS212 / RS210 Cabs 2x10 et 2x12 pour une réponse rapide et des graves tendus.
Unité Numérique Line 6 Helix Acquisition récente pour le traitement d'effets numériques complet.

Philosophie de vie et créativité

Nick Beggs est un artiste dont la créativité ne s'arrête pas à la musique. Formé comme illustrateur, il continue de dessiner et de publier des ouvrages originaux. Sa vision du monde a évolué vers une forme de pragmatisme bienveillant. "Certaines personnes sont appelées au ministère, d'autres à l'industrie musicale", dit-il, soulignant qu'il sait pourquoi il est né.   

Il insiste sur le respect mutuel entre musiciens et n'hésite pas à refuser des engagements si les conditions humaines ne sont pas réunies. Végétarien convaincu, il partage cette éthique avec Steven Wilson, ce qui renforce leur complicité en tournée. Sa routine créative passe par des moments de silence et de méditation quotidienne. Il estime que les pensées précédant le sommeil sont les plus fertiles : "Si vous allez vous coucher en imaginant la chose que vous voulez créer, vous la créerez".   

L'histoire de Nick Beggs est celle d'un musicien qui a su transformer les paillettes de la pop en une crédibilité artistique incontestée dans le monde exigeant du rock progressif. Pour gravebasse.com, il représente le modèle parfait de l'instrumentiste moderne : techniquement irréprochable, technologiquement aventureux (avec le Virtual Stick) et philosophiquement engagé.

Qu'il joue une ligne de basse slap iconique ou une nappe de Stick éthérée, Beggs reste fidèle à son principe de base : "Vous ne pouvez pas tout être. Vous devez juste faire ce que vous faites". Avec des projets comme The Mute Gods et Trifecta, il continue de repousser les limites de son instrument tout en portant un regard lucide et souvent satirique sur notre société. Nick Beggs n'est pas seulement un bassiste ; c'est un architecte sonore dont l'œuvre, riche de plus de quarante ans de carrière, continue de vibrer avec une pertinence rare. Ses tresses blondes ne sont plus le symbole d'une mode passagère, mais le panache d'un artiste qui a su rester "strange" pour rester libre.

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