Il y a chez Sarah Murcia une manière d’habiter le son qui frappe par son évidence. Figure singulière de la scène jazz et improvisée française, elle avance depuis plusieurs décennies sur une ligne de crête où l’écriture, l’expérimentation et l’engagement artistique ne se contredisent jamais. Sa trajectoire est celle d’une musicienne qui refuse les étiquettes trop étroites, préférant laisser la musique décider de la forme qu’elle prendra, au fil des rencontres et des projets.
Contrebassiste recherchée, compositrice, cheffe d’orchestre à sa façon, Sarah Murcia a construit un langage personnel nourri autant par le jazz que par les musiques contemporaines, le rock ou la poésie. Que ce soit au sein de formations collectives ou dans des projets plus intimistes, elle développe une approche du rythme et de l’espace sonore où la contrebasse n’est jamais cantonnée à un rôle d’accompagnement, mais devient un véritable moteur narratif.
Bonjour Sarah, ton parcours m’a littéralement bluffé. Je n’avais jamais vu une trajectoire comme la tienne : jazz, punk, chanson, musiques plus radicales… C’est vaste, et franchement étonnant. Comment est venue à toi la musique ?
J’ai commencé vers 3–4 ans, mais c’était une envie à moi. Après… on ne va pas se mentir : on m’a un peu embêtée pour faire mon piano, mais c’est différent. Mes parents écoutaient énormément de musique, du jazz, plein de choses. Ils m’emmenaient au concert, et ils jouaient aussi : ma mère jouait de la guitare. Il y avait un piano à la maison. Donc l’ambiance était musicale, tout simplement.
À cet âge, “choisir une voie”, c’est difficile… mais j’ai toujours travaillé, toujours fait de la musique. Le vrai déclic, c’est venu avec la basse — enfin, la contrebasse.
Le moment où tu te dis “ça, ça peut être mon métier”, c’est la contrebasse ?
Pianiste classique, c’est un métier… mais c’est comme astronaute : très peu y arrivent. Et moi, ce n’était pas ça. Par contre, le jazz me passionnait, et aussi plein d’autres musiques : le psychobilly, le rockabilly… Quand j’étais ado, j’écoutais tout ça.
Et puis il y a eu des écoutes qui m’ont fait basculer : je me souviens de la première fois où j’ai entendu des trucs comme Les B 52’s Je me suis dit : ok, là, je peux être musicienne. Il y avait une liberté, une place possible.
Et surtout, il y a un choc : Henri Texier. Je l’ai vu jouer quand j’avais 11 ou 12 ans. J’étais fascinée, c’est un super mélodiste. C’est le premier bassiste qui m’a fait dire : c’est ça que je veux faire.
Ton “CV” est colossal, et ce qui intrigue, c’est la traversée des mondes : jazz, punk, chanson française… Comment tu passes de l’un à l’autre ?
Parce que ce sont des musiques que j’aime, que j’ai toujours écoutées. J’ai toujours aimé la chanson, le reggae… J’ai besoin de ça. J’ai besoin de faire des musiques qui me mettent en danger, qui sont plus cérébrales, plus complexes — mais la complexité, ce n’est qu’un outil. La simplicité me va très bien aussi.
On a l’impression que tu es souvent “sur le fil” ?
Oui, c’est ce que j’aime. Et c’est important pour moi de jouer aussi de la chanson, du rock… Si je ne le faisais pas, je serais malheureuse.
Tu aurais pu faire une carrière plus “variété”, plus installée ?!
Oui mais ça m’a fait flipper. J’ai commencé un petit peu, j’ai fait des disques avec des gens comme Higelin, même Moustaki… c’était génial. Mais l’idée de partir sur 80 dates avec le même programme, ça, je crois que ça m’aurait angoissée. Je préfère être dans des choses plus “parallèles”, où je n’ai pas l’impression de répéter la même vie.
Ce qui est important pour moi, c’est de faire des choses différentes, et de creuser. Continuer avec des gens avec qui je fais de la musique depuis longtemps — Malik Mezzadri, Kamilya Jubran, Stéphane Payen, Sylvain Cathala, Louis Sclavis… — c’est creuser le langage qu’on fabrique ensemble. Et me retrouver aussi dans des situations inconfortables.
Pourtant les univers semblent opposés ?!
Moi, je n’ai pas l’impression de faire “un autre métier” selon les projets. Je fais la même chose, juste dans d’autres contextes.
Et quand on vient me chercher pour jouer, on peut dire que je pratique certains langages. Par exemple sur un projet comme Ex Machina / ONJ (avec Steve Lehman), Fred Maurin savait que j’étais familière de cette musique-là. On n’est pas des milliards à jouer ces trucs, à s’y intéresser. Et moi, j’ai eu la chance de commencer jeune avec Malik : faire 12 ans de tournée avec lui, ça te donne une familiarité énorme avec certaines musiques, notamment autour du rythme.
Et puis travailler avec des gens comme Payen, Cathala… ça nourrit l’écriture de mes groupes. C’est un gros bouillon : tout circule.
Tu as aussi fait de la musique de film. Comment ça arrive au milieu de tout ça ?
J’en fais moins aujourd’hui. Déjà parce que je ne sais pas vraiment me servir de l'informatique — et je n’ai pas envie d’écrire comme ça. Je suis très artisanale : je fais chez moi, puis j’enregistre. Je ne fais pas de “prod” avec aller-retours permanents. Aujourd’hui, tout va très vite : je ne me sentirais pas d’attaque.
Mais récemment, avec Malik, on a fait le générique de fin du dernier film de Nicolas Philibert. Là, c’était acoustique : j’ai adoré.
Tu transmets aussi. Tu enseignes aujourd’hui ?
Oui, je suis prof depuis cette année au CNSMDP. C’est super intéressant, hyper motivant. Les élèves sont très forts, très rapides, pleins d’idées. J’ai toujours fait un peu de pédagogie — ateliers, workshops — mais là, avec ce niveau-là, c’est passionnant. Et puis avoir un poste fixe, c’est nouveau pour moi : j’ai toujours vécu uniquement de concerts.
Tu as des projets en ce moment ?
Oui, j’ai monté un nouveau quartet qui s’appelle Sleeping Animals, avec Christophe Lavergne à la batterie, Bruno Ducret au violoncelle et Mat Maneri à l’alto. On va enregistrer bientôt.
Je fais aussi pas mal de duos avec Malik, on joue le disque avec Camélia Joubran, et je crée des musiques sur commande. Il y a aussi un groupe avec Stéphane Payen qui s’appelle Earth talk, qu’on crée bientôt. Et j’écris aussi pour du théâtre.
Je dis oui aux choses qui m’intéressent, et il y en a beaucoup. Et je ne fais rien qui ne m’intéresse pas. Parfois, ça fait beaucoup… Et puis il y a aussi le contexte : l’économie de la culture est dure, surtout pour des musiques de niche, parfois radicales. Donc multiplier les projets, c’est aussi une manière de tenir.
J’ai vu que tu jouais du clavier monophonique et que tu joues des lignes de basse au clavier ?
Le clavier “banalise” les intervalles : Do, Do#… c’est pareil, tu n’as pas les contraintes des cordes à vide. Sur une basse ou une contrebasse, les cordes à vide imposent des choix, une façon d’écrire. Le clavier m’ouvre autre chose.
En parlant d’ouverture, tu t’attaques à des univers musicaux différents avec Kamilya Jubran ?!
Oui, mais c’est une question de personne, pas de “démarche”. Je me suis retrouvée à jouer dans son groupe en Palestine quand j’avais 20 ans. On s’est rencontrées, on s’est intéressées l’une à l’autre, et ça a pris des années pour trouver un langage commun.
On a énormément travaillé, parfois sans échéance, juste pour travailler. Kamilya c’est comme une sœur. Et je dis souvent : si elle avait été thaïlandaise, j’aurais fait de la musique “avec une grande musicienne thaïlandaise”. Ce n’est pas “je veux faire de la musique arabe”, c’est “j’ai rencontré Camélia”.
Pour la fin, quel conseil tu donnerais à quelqu’un qui démarre la basse ou la contrebasse ?
Déjà : basse et contrebasse, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas le même instrument, pas le même rapport physique. La contrebasse, c’est beaucoup plus physique : le corps, les deux mains… tout est différent. Musicalement, oui, ce sont les mêmes intervalles, la même fonction… mais l’apprentissage ne demande pas du tout la même chose.
Et mon conseil… c’est simple : il faut avoir vraiment envie. Sinon on se fait chier, et c’est horrible. Et ensuite, être sérieux. Travailler. Il n’y a pas de magie.
Leader et compositeur :
En 2000, Sarah monte et écrit la musique du groupe Beau Catcheur en duo avec le chanteur Fred Poulet, projet qu’elle arrangera ensuite pour les Orchestres d’Harmonie Saint-Appolinaire de Dijon en 2007 et Saint Pierre d’Amiens en 2008.
En 2001, elle monte le quartet Caroline avec Franck Vaillant, Gilles Coronado et Olivier Py. En 2012, ils créent un projet en quintet avec Guillaume Orti.
En 2011, Sarah Murcia et Kamilya Jubran co-fondent le projet Nhaoul’, en ajoutant trois musiciennes à leur duo (violon, alto et violoncelle), puis le projet Wasl en 2013, en trio avec le trompettiste et musicien électronique Werner Hasler.
En 2015, elle propose deux nouvelles creations : Never Mind the Future, réinterprétation personnelle de l’album des Sex Pistols avec son groupe Caroline, agrandi du pianiste Benoit Delbecq et du performeur Mark Tompkins, et co-écrit Habka avec Kamilya Jubran, (pour leur duo augmenté de Régis Huby, Guillaume Roy et Atsushi Sakaï).
Elle forme un nouveau quartet en 2017, Eyeballing, avec Benoit Delbecq, Olivier Py et François Thuillier, et écrit pour cet ensemble la suite en 5 mouvements Extra, commande de Anne Montaron pour l’émission « Alla Breve » sur France Musique.
En 2019, Elle crée le spectacle My Mother is A Fish, d’après Tandis que j’agonise de William
Faulkner, avec son quartet Caroline, Mark Tompkins et Benoit Delbecq.
Avec Fred Poulet et leur duo Beau Catcheur, elle crée Pas d’amusement, une relecture de la
musique des Stooges.
En 2021, Elle travaille sur un nouveau quintet, La tête de Lark, co-dirigé avec Sylvaine Hélary. (Avec
Elodie Pasquier, Aloïs Benoit et Sébastien Boisseau).
Avec Kamilya Jubran, elle écrit une pièce pour l’Orchestre Régional de Normandie, Malek,
qu’elles créent à L’opéra de Limoges en septembre 2021.
Avec Fanny de Chaillé, elle crée le spectacle Transformé, autour de l’album Transformé de Lou Reed.
En 2023, Elle monte un nouveau projet, Song Reader, autour des chansons de Beck, avec son quartet
Caroline augmenté de Benoît Delbecq et Dylan James.
Avec Steve Arguëlles et Benoît Delbecq, elle forme le Bumper Trio.
En 2024, Elle créée avec Grégoire Bouillier le projet de lecture musicale Le syndrome de l’Orangerie
(commande du musée de l’Orangerie).
Elle sort le disque Yoqal, en duo avec Kamilya Jubran.
Elle monte le groupe Sleeping Animals avec Mat Maneri, Bruno Ducret et Christophe Lavergne.
Interprète:
Elle développe son langage musical personnel auprès des improvisateurs Sylvain Cathala, Magic Malik, Steve Coleman et Kamilya Jubran, qui resteront de fidèles partenaires, intègre le Magic Malik Orchestra (de 1999 à2009), Las Ondas Marteles avec Nicolas et Seb Martel (de 2002 à 2011) ainsi que le trio de Sylvain Cathala, avec Christophe Lavergne depuis 2005.
Elle travaille à la fois avec des chanteurs (Charlélie Couture, Jeanne Balibar, Franck Monnet, Fred Poulet, Jacques Higelin, Piers Faccini, Rodolphe Burger) et des groupes de rock : elle accompagne le groupe Elysian Fields lors de leurs tournées européennes entre 2008 et 2017.
Elle a intégré depuis 2014 le quintet de Louis Sclavis (D.Pifarély, B.Moussay, C.Lavergne), puis son quartet,Characters on the Wall, et enfin plus récemment le quintet India, avec Olivier Laisney).
Elle enregistre en 2016 avec Noël Akchoté.
En 2022, Elle intègre l’ONJ de Fred Maurin pour le programme co-écrit par Fred Maurin et Steve
Lehman, Ex Machina.
En 2023, Elle est invitée par Benoit Delbecq pour une création en trio avec Taylor Ho Bynum à la Pierre Boulez Saal à Berlin.
En mai 2023, elle fait une série de concerts en Roumanie avec Lucian Ban et Mat Maneri.
Elle rejoint le collectif Bureau de Son avec Benoît Delbecq, Steve Argüelles et Nicolas Becker.
En 2024, elle intègre le quartet de Gilles Coronado, La Main, avec Christophe Lavergne et Olivier
Laisney, et le quintet de Stéphane Payen, Soft Organic Music, avec Samuel Ber, Emilian Ducret et
Hector Lena-Schroll.
Elle participe au projet La ballade de Joni Jeanne de Jeanne Added autour de la musique de Joni
Mitchell (avec Vincent Lê Quang, Marc Ducret, Vincent Courtois, Bruno Ruder).
En 2025, Elle participe à la création du projet Home Orchestra de Léa Ciechelski et Bo Van der Werf
Elle se produit en duo avec Mat Maneri au festival Jazztopad à Wroclaw.
Elle fait partie du projet Earth Talk de Stéphane Payen et Bo Van der Werf (création novembre 2025)
Arrangeuse :
Sarah Murcia intervient régulièrement comme arrangeuse dans des projets divers, notamment pour les émissions musicales de Paul Ouazan et l’atelier de recherche d’Arte France (Juke-box memories, Roots 70, Nightin’eighties, Roots 67, Die Nacht, Crooners).
En 2010, elle arrange et conçoit un concert pour 2 harmonies, 5 chanteurs (Mamani Keita, Rodolphe Burger, Kamilya Jubran, Fantazio, Jim Yamouridis) et un trio (Sarah Murcia, Gilles Coronado, Emiliano Turi) en reprenant les grands chants révolutionnaires ainsi que des musiques de Bob Dylan, Georges Brassens, Bob Marley, Public Enemy.
En 2013, elle arrange le spectacle Je me souviens pour 22 chanteurs (11 chanteurs français en miroir de 11 chanteurs marocains) et un septet, créé lors d’une tournée « Institut Français » au Maroc.
Sarah écrit aussi pour le cinéma et la danse, devient en 2012 le directeur musical de la pièce Baron Samedi du chorégraphe Alain Buffard, et présente Everybody, un duo avec le chorégraphe et danseur Mark Tompkins.
En 2018, elle travaille avec le réalisateur Paul Ouazan, pour Arte Concert, et arrange 12 versions différentes du morceau « My Favorite things », pour Arte Live Web.
En 2023, elle participe en tant qu’arrangeuse et musicienne au projet Frame by Frame de l’ONJ de
Fred Maurin.
Discographie:
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