Jaco Pastorius, Ascension fulgurante, génie incroyable et fin tragique

Publié le 1 décembre 2025 à 07:26

Dans l'histoire de la musique, il existe des points de rupture, des moments de singularité où la perception collective d'un instrument change irrévocablement. Pour la guitare électrique, ce moment fut l'arrivée de Jimi Hendrix. Pour la basse électrique, cet instant précis est incarné par John Francis Anthony Pastorius III, universellement connu sous le nom de Jaco. Avant lui, la basse était perçue, à de rares exceptions près, comme un instrument de fondation, un outil fonctionnel destiné à ancrer l'harmonie et le rythme. Après l'émergence de Jaco Pastorius au milieu des années 1970, la basse a acquis une voix lyrique, une capacité mélodique et une expressivité timbrale qui rivalisaient avec celles du saxophone ou du piano.

Comprendre Jaco Pastorius ne se résume pas à l'analyse de sa virtuosité technique, bien que celle-ci soit stupéfiante. Il s'agit d'appréhender une convergence unique de facteurs : une formation rythmique précoce en tant que batteur, une immersion dans le creuset culturel de la Floride, une oreille absolue et une psychologie complexe marquée par une ambition dévorante et une vulnérabilité tragique. Cet article, écrit pour célébrer son héritage à la fois lors de ses anniversaires et en mémorial perpétuel, explore chaque facette de sa vie. De ses débuts modestes à Norristown à son ascension météorique avec Weather Report, de ses collaborations poétiques avec Joni Mitchell à sa descente aux enfers dans les rues de New York, nous retracerons le parcours de celui qui n'hésitait pas à se présenter, sans ironie aucune, comme "le plus grand bassiste du monde".

De la Pennsylvanie à la Floride (1951-1968)

Né le 1er décembre 1951 à Norristown, en Pennsylvanie, Jaco Pastorius est le fils aîné de Stephanie Catherine Haapala et de John Francis Pastorius II, dit Jack. L'héritage familial est un mélange complexe d'origines finlandaise, allemande, suédoise et irlandaise. Son père, Jack Pastorius, était un batteur de jazz et un chanteur de charme ("crooner") d'origine italo-allemande, dont la carrière itinérante le tenait souvent éloigné du foyer familial. Cette figure paternelle, à la fois modèle musical et absence pesante, jouera un rôle crucial dans le développement psychologique de Jaco, nourrissant un désir constant de reconnaissance et de dépassement.

Peu avant le huitième anniversaire de Jaco, la famille déménage à Oakland Park, près de Fort Lauderdale, en Floride. C'est dans ce climat tropical que la personnalité exubérante du jeune Jaco se cristallise. Ses frères le surnomment "Mowgli", en référence au "petit d'homme" sauvage du Livre de la Jungle, tant il passe de temps à grimper aux arbres, à nager et à courir pieds nus dans les bois environnants. Cette énergie cinétique débordante se manifeste également dans le sport. Jaco est un compétiteur féroce, excellant au baseball, au basket-ball et au football américain. Il développe très tôt une aversion viscérale pour la défaite, un trait de caractère qu'il transportera plus tard sur les scènes de concert, abordant chaque performance avec l'intensité d'un match de championnat.

Son surnom, "Jaco", trouve ses origines dans cette passion sportive. Initialement surnommé "Jocko" en référence à l'arbitre de baseball Jocko Conlan, l'orthographe se transforme en "Jaco" suite à une erreur (ou un choix stylistique) du pianiste français Alex Darqui, qui lui envoie une note adressée à "Jaco". Pastorius adopte cette graphie, la trouvant plus esthétique et distinctive.

La Transition Forcée de la Batterie à la Basse

L'histoire de la musique tient parfois à des accidents du destin. Dans le cas de Jaco Pastorius, c'est une blessure sportive qui a redirigé son génie. Jusqu'au début de son adolescence, Jaco suit les traces de son père en jouant de la batterie. Il achète son premier kit avec l'argent gagné en livrant des journaux et montre des aptitudes rythmiques naturelles.

Cependant, en 1964, alors qu'il a 13 ans, un incident lors d'un entraînement de football américain change tout. Jaco se blesse gravement au poignet gauche lors d'une action de jeu. La blessure est sévère, nécessitant une chirurgie corrective. Les conséquences sont immédiates pour le jeune musicien : la frappe de la caisse claire devient douloureuse et son poignet perd la souplesse nécessaire pour exécuter des roulements complexes ou maintenir une frappe puissante ("pop").

Vers 1966-1967, alors qu'il fréquente le lycée Northeast High à Oakland Park, Jaco joue de la batterie dans un groupe de soul local, Las Olas Brass. Lorsque le bassiste du groupe décide de partir, Jaco saisit l'opportunité. Bien qu'il ait initialement économisé pour acheter une contrebasse (upright bass), l'entretien de cet instrument dans le climat humide de la Floride et son coût le dissuadent. Il opte alors pour la basse électrique, un instrument physiquement moins exigeant pour son poignet fragilisé, mais offrant un rôle rythmique central.

Cette transition de la batterie à la basse est fondamentale pour analyser son style futur. Contrairement aux bassistes venus de la guitare, Jaco aborde la basse comme un instrument de percussion mélodique. Sa main droite conserve une attaque percussive, et son sens du temps ("time feel") est celui d'un batteur, ancré dans la subdivision rythmique précise. Les "ghost notes" (notes mortes) qui parsèmeront ses grooves funk sont la traduction directe des rudiments de batterie (paradiddles) sur les cordes de la basse.

L'Apprentissage sur la Route et la Naissance du "Son Jaco" (1968-1974)

Jaco Pastorius ne passe pas par les conservatoires académiques traditionnels. Son université est la route, spécifiquement le circuit des clubs R&B et soul du Sud des États-Unis. À la fin de son adolescence, il rejoint Wayne Cochran and the C.C. Riders, une revue soul à haute énergie réputée pour sa discipline de fer.

L'expérience avec Wayne Cochran est formatrice à plusieurs niveaux :

  1. Lecture et Théorie : Bien qu'autodidacte au départ, Jaco doit apprendre à lire des partitions complexes rapidement. Il se plonge dans la théorie musicale, dévorant les ouvrages et apprenant à arranger pour des sections de cuivres.

  2. Endurance et Régularité : Le groupe joue des sets multiples chaque soir, exigeant une endurance physique et une constance rythmique absolue. C'est là que Jaco forge son "groove" inébranlable, influencé par les lignes de basse de James Jamerson (Motown) et Jerry Jemmott.

  3. L'Attitude Scénique : Wayne Cochran est un showman. Jaco apprend que la musique doit aussi être un spectacle. Il commence à développer son style visuel et son interaction avec le public.

Un aspect souvent sous-estimé de la formation de Jaco est l'influence géographique de la Floride. Grandissant à proximité des Caraïbes, le jeune Jaco passe des heures à écouter la radio cubaine sur son transistor, captant les fréquences venues de La Havane et des îles environnantes.

Les rythmes syncopés du mambo, du son cubain et du calypso s'imprègnent dans son ADN musical. Peter Erskine, futur batteur de Weather Report, notera plus tard que "beaucoup des motifs que Jaco jouait à la basse étaient en réalité des motifs de conga transposés". Cette fusion entre le R&B américain (le funk de James Brown, la soul de Wilson Pickett) et la polyrythmie afro-cubaine constitue la signature unique de Pastorius. Ses lignes de basse ne sont pas seulement harmoniques ; elles sont des entités rythmiques autonomes qui dansent entre les temps forts.

C'est au début des années 1970 que Jaco acquiert l'instrument qui deviendra une extension de son corps : une Fender Jazz Bass de 1962. L'histoire de sa transformation en basse fretless (sans frettes) est entrée dans la légende. Selon le récit le plus répandu, validé par plusieurs sources mais parfois nuancé, Jaco aurait retiré les frettes lui-même à l'aide d'un couteau à beurre. Il aurait ensuite comblé les rainures avec du mastic à bois ("Plastic Wood") et recouvert la touche en palissandre de plusieurs couches de résine époxy marine (Petite's Poly-Poxy), un matériau dur utilisé pour les coques de bateaux.

Cette modification artisanale avait un but précis : Jaco voulait le chant ("singing quality") d'une contrebasse ou d'un violoncelle, mais avec la puissance et l'attaque d'une basse électrique. L'époxy permettait d'utiliser des cordes filées rondes (Rotosound Swing Bass 66 en acier inoxydable) sans endommager le bois de la touche. Le résultat fut ce son inimitable, riche en harmoniques médiums, capable d'un "mwah" expressif et d'un sustain prolongé. Bien que Jaco n'ait pas inventé la basse fretless (Bill Wyman ou Ampeg l'avaient précédé), il est incontestablement celui qui en a exploité le potentiel expressif à son paroxysme.

Miami, Pat Metheny et la Découverte (1974-1975)

Au début des années 70, la réputation de Jaco en Floride grandit. Bien qu'il n'ait pas de diplôme universitaire formel, son niveau de compétence est tel qu'il est engagé comme professeur de basse adjunct à l'Université de Miami. C'est un foyer créatif intense où il croise la route d'une nouvelle génération de musiciens de jazz fusion, dont le guitariste Pat Metheny, alors prodige montant.

La rencontre avec Pat Metheny aboutit à une collaboration historique. En 1974, ils enregistrent d'abord avec le pianiste Paul Bley et le batteur Bruce Ditmas pour le label Improvising Artists. Mais c'est l'enregistrement en décembre 1975 du premier album de Metheny pour le label ECM, Bright Size Life (sorti en 1976), qui marque un tournant.

Sur cet album, en trio avec le batteur Bob Moses, Jaco redéfinit le rôle de l'accompagnateur. Il ne se contente pas de soutenir les accords de Metheny ; il tisse un contrepoint constant. Sur le morceau titre "Bright Size Life" ou sur "Missouri Uncompromised", sa basse a une présence mélodique égale à celle de la guitare. Le son est cristallin, précis, dénué de la boue ("mud") souvent associée à la basse électrique de l'époque. C'est la première fois qu'un public international entend le "son Jaco" dans un contexte de jazz moderne épuré.

L'histoire de la signature de Jaco chez Epic Records est digne d'un film. Bobby Colomby, batteur et fondateur du groupe Blood, Sweat & Tears, travaillait comme directeur artistique (A&R) pour Epic. Lors d'un passage en Floride, il entend parler de ce phénomène local. Colomby raconte avoir été "soufflé" par la technique de Jaco, pensant initialement entendre une contrebasse sur l'enregistrement de "Continuum" avant de réaliser qu'il s'agissait d'une basse électrique fretless. Convaincu d'avoir découvert un génie, il signe Jaco et produit son premier album solo.

1976, L'Année Miraculeuse et l'Album Solo Éponyme

L'année 1976 est l'annus mirabilis de la basse électrique. La sortie de l'album Jaco Pastorius (enregistré en octobre 1975, sorti en août 1976) crée une onde de choc comparable à l'arrivée d'Eddie Van Halen pour la guitare quelques années plus tard.

Cet album est un manifeste. Dès les premières secondes, Jaco brise les conventions.

Piste Titre Analyse Technique et Musicale
01 Donna Lee Reprise du standard de Charlie Parker (souvent attribué à Miles Davis). Jaco joue le thème complexe à l'unisson avec les congas de Don Alias. L'articulation en doubles croches est parfaite, démontrant qu'une basse peut phraser comme un saxophone bebop.
02 Come On, Come Over Un hommage à ses racines R&B avec Sam & Dave au chant. Un groove funk implacable, riche en ghost notes et en syncopes, prouvant qu'il n'est pas qu'un soliste, mais un maître du groove.
03 Continuum Une composition atmosphérique qui met en valeur le lyrisme de la fretless. Les accords arpégés et la mélodie chantante créent une texture sonore inédite, évoquant la voix humaine.
04 Kuru/Speak Like A Child Une fusion complexe avec Herbie Hancock, montrant la capacité de Jaco à composer pour des ensembles plus larges et à utiliser des structures rythmiques impaires.
05 Portrait of Tracy Le chef-d'œuvre technique absolu. Jaco utilise des harmoniques naturelles et artificielles pour jouer simultanément la basse, l'accompagnement harmonique et la mélodie. Il explore les limites physiques de l'instrument, atteignant des registres suraigus avec une clarté cristalline.

L'album réunit un casting stellaire : Herbie Hancock, Wayne Shorter, Michael Brecker, David Sanborn, Randy Brecker. Pour un premier album d'un inconnu de 24 ans, c'est une déclaration d'autorité absolue sur le monde du jazz.

L'Apogée avec Weather Report (1976-1981)

En 1976, le supergroupe de jazz fusion Weather Report, dirigé par le claviériste Joe Zawinul et le saxophoniste Wayne Shorter, cherche un nouveau bassiste après le départ d'Alphonso Johnson. Zawinul, initialement sceptique face à l'arrogance de Jaco (qui l'avait abordé en se proclamant "le plus grand bassiste du monde"), se souvient de la cassette démo qu'il avait reçue. Il invite Jaco à jouer sur le morceau "Cannonball" de l'album Black Market, un hommage à Cannonball Adderley.

Jaco apporte immédiatement ce que Zawinul appelait le "Florida sound". Son jeu sur "Cannonball" et sa propre composition "Barbary Coast" (qui figure également sur l'album) scellent son intégration. Il devient le troisième pilier du groupe, transformant Weather Report d'un ensemble de jazz expérimental respecté en un phénomène remplissant les stades.

L'album suivant, Heavy Weather (1977), est l'un des albums de jazz les plus vendus de tous les temps. La contribution de Jaco y est centrale, non seulement comme instrumentiste, mais comme co-producteur et compositeur.

  • "Birdland" : Sur ce tube mondial, Jaco utilise des harmoniques artificielles pour jouer la mélodie d'introduction, créant un son brillant et percussif souvent confondu avec un synthétiseur ou une guitare. Son groove propulsif donne au morceau son énergie jubilatoire.

  • "Teen Town" : Composition de Jaco, ce morceau est devenu un rite de passage obligé pour tout bassiste moderne. Jaco y joue également la batterie (doublant le jeu d'Alex Acuña). La ligne de basse est une mélodie continue, chromatique et rapide, qui traverse les registres de l'instrument sans répit. C'est une démonstration d'endurance et de précision harmonique qui repousse les limites de la fusion.

  • "Havona" : Un autre sommet de composition, où Jaco délivre un solo lyrique sur des changements d'accords complexes, démontrant sa capacité à improviser avec une logique mélodique parfaite.

La relation entre Jaco et Joe Zawinul était un mélange de respect mutuel profond, de filiation et de rivalité féroce. Zawinul admirait le génie brut de Jaco, mais se méfiait de son imprévisibilité croissante. Jaco, quant à lui, cherchait l'approbation de Zawinul tout en luttant pour affirmer son identité propre au sein du groupe. Cette tension créative a nourri les albums suivants, Mr. Gone (1978), 8:30 (1979 - album live contenant le célèbre solo "Slang") et Night Passage (1980). Cependant, l'abus de substances et les problèmes de santé mentale de Jaco ont progressivement détérioré cette relation, menant à son départ en 1981-1982.

Les Collaborations Iconiques

Jaco Pastorius était un caméléon musical, capable de s'adapter à des contextes variés tout en imposant sa signature sonore.

Ian Hunter et "All American Alien Boy" (1976)

Peu après son arrivée à New York, Jaco participe à l'enregistrement de l'album All American Alien Boy de Ian Hunter, ancien leader de Mott the Hoople. Cette collaboration inattendue avec une icône du glam-rock britannique montre la polyvalence de Jaco. Sur le morceau titre, il délivre un solo de basse magistral, imprégné de feeling jazz mais avec une attitude rock. Ian Hunter se souvient de lui comme d'un personnage à "l'ego énorme, mais innocent", doté d'une concentration quasi-enfantine. La présence de membres de Queen (Freddie Mercury, Brian May) aux chœurs sur cet album place Jaco au cœur de l'aristocratie rock de l'époque.

Joni Mitchell (1976-1980) : La Poésie Fretless

La collaboration avec la chanteuse canadienne Joni Mitchell représente peut-être le sommet émotionnel de la carrière de Jaco. Mitchell, cherchant à s'éloigner du folk traditionnel pour explorer des textures jazz plus complexes, trouve en Jaco le partenaire idéal.

  • "Hejira" (1976) : Jaco transforme des titres comme "Coyote", "Hejira" et "Refuge of the Roads". Sa basse ne marque pas simplement le temps ; elle converse avec la voix de Mitchell. Ses lignes fretless, liquides et chantantes, enlacent les mélodies vocales, créant un dialogue intime et atmosphérique.

  • "Don Juan's Reckless Daughter" (1977) & "Mingus" (1979) : La collaboration s'approfondit sur ces albums expérimentaux, culminant avec l'album hommage à Charles Mingus.

  • "Shadows and Light" (Tournée 1979) : Jaco devient le chef d'orchestre du groupe de tournée de Mitchell, une formation de rêve incluant Pat Metheny, Michael Brecker, Lyle Mays et Don Alias. L'album live et le film Shadows and Light capturent un Jaco au sommet de son art, servant la musique avec une élégance rare, loin des excès démonstratifs qui marqueront la fin de sa carrière.

Biréli Lagrène : "Stuttgart Aria" (1986)

Vers la fin de sa vie, en mars 1986, Jaco enregistre en Allemagne avec le jeune prodige de la guitare manouche Biréli Lagrène. L'album Stuttgart Aria est un témoignage poignant. Bien que la santé de Jaco soit alors déclinante, on retrouve des éclairs de génie fulgurants. Sur des titres comme "The Chicken" (qui deviendra un standard de ses concerts) ou "Teen Town", l'alchimie entre la basse de Jaco et la guitare virtuose de Lagrène est palpable. Jaco y joue également du piano et chante, montrant un désir persistant d'expression malgré le chaos de sa vie personnelle.

Le Projet "Word of Mouth" et les Ambitions Symphoniques (1981-1982)

En 1981, Jaco quitte Weather Report pour se consacrer pleinement à son propre projet, le Word of Mouth Big Band. Son deuxième album solo, Word of Mouth (1981), est une œuvre dense et ambitieuse, mettant l'accent sur ses talents de compositeur et d'arrangeur.

L'album s'ouvre sur "Crisis", une pièce frénétique en boucles de basse, et inclut une interprétation virtuose de la "Fantaisie Chromatique" de Bach, ainsi que "Liberty City", une composition richement orchestrée évoquant ses souvenirs de Floride. Le casting est monumental : Toots Thielemans à l'harmonica, Wayne Shorter, Herbie Hancock, et une section de cuivres massive.

Pour la scène, Jaco assemble un Big Band coûteux. Il débute le projet lors de sa fête d'anniversaire au club Mr. Pips à Fort Lauderdale le 1er décembre 1981. La tournée qui suit en 1982, notamment au Japon, est triomphale musicalement mais un désastre logistique et financier. C'est durant cette période que les premiers signes graves de troubles mentaux apparaissent publiquement. Jaco rase sa tête, se peint le visage avec du marqueur noir, et lors d'un incident célèbre, jette sa basse dans la baie d'Hiroshima, frustré par un concert ou une crise maniaque (l'instrument sera repêché et refinishé plus tard).

Anatomie du son Jaco

Pour certains passionnés de basse, le son de Jaco est une quête du Graal. Voici l'analyse détaillée de sa chaîne sonore.

L'instrument principal de Jaco était une Fender Jazz Bass de 1962 (bien que certaines sources mentionnent un corps de 1962 et un manche possiblement antérieur ou un assemblage "Frankenstein" de pièces de 1960-1962).

  • La Touche : La modification cruciale est le retrait des frettes, le remplissage des rainures, et l'application de plusieurs couches de vernis époxy marin (Petite's Poly-Poxy). Cela a créé une surface dure comme du verre, permettant aux cordes de "chanter" ("growl") avec un sustain quasi-infini.

  • Les Cordes : Jaco utilisait exclusivement des cordes Rotosound Swing Bass 66 (acier inoxydable, tirant standard 45-105). L'acier agressif sur la touche époxy était la clé de son timbre mordant.

  • L'Électronique : Micros passifs standard Fender Jazz Bass. Jaco favorisait massivement le micro chevalet (bridge pickup), qu'il poussait à fond, tout en baissant légèrement la tonalité pour contrôler les aigus extrêmes.

Jaco était indissociable des amplificateurs Acoustic Control Corporation.

  • Configuration : Il utilisait deux têtes Acoustic 360 connectées à deux cabinets 361. Ces cabinets contenaient un haut-parleur de 18 pouces inversé (folded horn design).

  • EQ et Volume : Ce système produisait un volume colossal et des basses fréquences physiques. Pour compenser le caractère nasal du micro chevalet de sa basse, Jaco boostait les fréquences graves et bas-médiums sur l'ampli (souvent via l'égaliseur graphique intégré ou les réglages de tonalité), créant un son épais, percutant et défini.

Bien que puriste, Jaco utilisait quelques effets clés :

  • MXR Digital Delay (Rackmount) : Utilisé pour créer des boucles (loops) en temps réel sur scène (ex: le solo "Slang" ou "Third Stone from the Sun"). Il l'utilisait aussi pour un effet de doublage court (chorus-like).

  • Fuzz/Distortion : Il utilisait la saturation naturelle des amplis poussés à bout ou parfois une pédale fuzz pour les passages solos agressifs.

La Technique "Floating Thumb" et les Harmoniques

  • Main Droite : Jaco jouait très près du chevalet pour maximiser la tension et la définition. Il utilisait principalement l'index et le majeur en alternance. Sa technique de muting était sophistiquée : il utilisait souvent son pouce, son annulaire et son auriculaire pour étouffer les cordes qui ne jouaient pas, garantissant un son propre malgré le volume élevé.

  • Harmoniques Artificielles : Il a popularisé cette technique consistant à frester une note avec la main gauche, et à effleurer la corde à l'octave (ou à la quinte/tierce) avec le pouce droit tout en pinçant avec l'index droit. Cela lui permettait de jouer des mélodies dans des registres inaccessibles autrement.

Maladie, Errance et Vol (1983-1986)

Au milieu des années 80, le comportement excentrique de Jaco se transforme en pathologie. Il est diagnostiqué avec un trouble bipolaire (maniaco-dépression). Les médecins lui prescrivent du Lithium pour stabiliser ses humeurs. Cependant, Jaco se plaint que le Lithium engourdit ses doigts et tue sa créativité ("It takes away my edge"). Il cesse souvent de prendre son traitement, s'automédicamentant avec de l'alcool et de la cocaïne, ce qui précipite des épisodes maniaques sévères et paranoïaques.

En 1983, Jaco travaille sur un troisième album solo, Holiday for Pans, centré sur les steel drums d'Othello Molineaux. Warner Bros., attendant un album de jazz-funk commercial dans la lignée de ses succès précédents, rejette catégoriquement le projet, le jugeant trop bizarre et non vendable. Jaco est lâché par son label. Cet échec professionnel majeur, combiné à ses problèmes de santé, marque le début de sa ruine financière. L'album ne sortira officiellement qu'à titre posthume dans les années 90, souvent via des labels japonais comme Sound Hills.

En 1986, la situation de Jaco est désespérée. Il est sans domicile fixe à New York, dormant souvent dans le Washington Square Park, jouant au basket avec des inconnus qui ignorent souvent qu'ils jouent avec une légende vivante.

C'est dans ce contexte tragique que survient le vol de la "Bass of Doom". En 1986, Jaco s'endort sur un banc de parc à Manhattan, laissant sa basse à côté de lui. À son réveil, l'instrument a disparu. Cette perte dévaste Jaco, le privant de sa voix et de son outil de travail.

La relation de Jaco avec la France était forte mais tumultueuse. Lors du Festival de Jazz de Nice en juillet 1983, son comportement est erratique. Il monte sur scène dans des états seconds, alternant moments de génie et chaos total. Une interview donnée à Jazz Magazine à cette époque révèle un homme sur la défensive, affirmant : "Je dirai une chose : j'ai inventé la basse électrique, et tout le monde le sait", tout en niant jouer vite pour le plaisir de la vitesse. Ces incidents contribuent à l'isoler de la communauté jazz européenne qui l'avait tant célébré.

Le dernier chapitre de la vie de Jaco se déroule en Floride, où il est retourné vivre, errant dans les rues de Fort Lauderdale, loin des lumières de New York.

Le soir du 11 septembre 1987, après avoir été expulsé d'un concert de Carlos Santana au Sunrise Musical Theater (où il avait tenté de monter sur scène sans y être invité), un Jaco agité et frustré se dirige vers le Midnight Bottle Club à Wilton Manors.

On lui refuse l'entrée de cet établissement. La situation dégénère. Jaco, dans un état d'ébriété et de colère, frappe la porte vitrée et insulte le gérant du club, Luc Havan, un ressortissant vietnamien expert en arts martiaux (ceinture noire de karaté). Havan sort et frappe Jaco. Ce n'est pas une simple bagarre de bar ; c'est un coup d'une violence inouïe. Jaco s'effondre, sa tête heurte violemment le béton. Selon les témoins et les rapports médicaux, Havan continue de le frapper alors qu'il est inconscient au sol. Jaco subit des fractures du crâne, une hémorragie interne massive, et son œil droit est délogé de son orbite.

Jaco est transporté au Broward General Medical Center. Il sombre dans le coma et ne reprendra jamais conscience. Après dix jours de maintien artificiel en vie, et suite à une hémorragie cérébrale massive, sa famille prend la décision douloureuse de le débrancher. Jaco Pastorius meurt le 21 septembre 1987, à l'âge de 35 ans.

Luc Havan sera inculpé de meurtre au second degré. Il plaidera finalement coupable d'homicide involontaire et sera condamné à 22 mois de prison, dont il ne purgera que quatre mois. Une sentence jugée scandaleusement légère par la famille Pastorius et la communauté musicale internationale.

 

La mort de Jaco a figé sa légende. Il est devenu le saint patron des bassistes. Son vocabulaire musical est étudié dans toutes les écoles de musique du monde. Des musiciens comme Flea, Victor Wooten, Marcus Miller ou Richard Bona revendiquent explicitement sa filiation. Comme l'a dit Robert Trujillo : "Le monde de la musique est changé à jamais à cause de ce grand homme".

L'histoire de la basse volée connaît un dénouement incroyable vingt ans plus tard. En 2006, la "Bass of Doom" réapparaît dans une boutique de guitares à New York. Le propriétaire, l'ayant acquise pour une somme modique (400$), refuse de la rendre à la famille Pastorius et en demande une somme astronomique. Une bataille juridique s'engage.

C'est Robert Trujillo, bassiste de Metallica, qui intervient en 2010. Il rachète l'instrument au vendeur (pour un montant non divulgué mais substantiel) et s'engage à le rendre à la famille Pastorius, tout en en étant le gardien légal. Trujillo a permis à Felix Pastorius (le fils de Jaco) de jouer sur l'instrument lors d'enregistrements avec les Yellowjackets. Ce geste de mécénat a permis de sécuriser l'héritage matériel de Jaco.

Trujillo a également produit le documentaire JACO (2015), réalisé par Paul Marchand. Le film offre une perspective intime et humaine, loin du sensationnalisme des tabloïds, donnant la parole à ceux qui l'ont aimé (Joni Mitchell, Wayne Shorter, Sting) et réhabilitant l'homme derrière le mythe autodestructeur.

Jaco Pastorius n'était pas seulement un technicien hors pair ; il était un poète du registre grave. Il a libéré la basse de son rôle fonctionnel pour en faire un vecteur d'émotion pure. Sa vie, marquée par une ascension fulgurante et une chute tragique, est une illustration poignante du prix du génie lorsque celui-ci est couplé à la fragilité mentale.

Pour les bassistes du monde entier, Jaco reste l'Alpha et l'Oméga. Il a tout joué, tout inventé, tout vécu. Cinquante ans après ses débuts, personne n'a encore réussi à aller plus loin que lui sur quatre cordes. Son héritage ne réside pas seulement dans les notes rapides de "Teen Town", mais dans l'esprit de liberté absolue qu'il a insufflé à l'instrument.

Tableau Récapitulatif : Discographie Majeure et Collaborations Clés

Année Artiste Album Titres Incontournables / Notes
1976 Jaco Pastorius Jaco Pastorius "Donna Lee", "Portrait of Tracy", "Continuum". L'album fondateur.
1976 Pat Metheny Bright Size Life "Bright Size Life". La redéfinition du trio guitare/basse/batterie.
1976 Ian Hunter All American Alien Boy "All American Alien Boy". Solo de basse légendaire dans un contexte rock.
1976 Weather Report Black Market "Barbary Coast". Son entrée dans le groupe.
1976 Joni Mitchell Hejira "Coyote", "Refuge of the Roads". Dialogue basse/voix.
1977 Weather Report Heavy Weather "Birdland", "Teen Town", "Havona". Le sommet commercial.
1979 Joni Mitchell Mingus "The Dry Cleaner from Des Moines". Hommage à Mingus.
1981 Jaco Pastorius Word of Mouth "Three Views of a Secret", "Liberty City". Arrangements Big Band.
1983 Jaco Pastorius Invitation (Live) Enregistrements de la tournée japonaise du Word of Mouth band.
1986 Lagrène & Pastorius Stuttgart Aria "The Chicken", "Teen Town". Derniers éclairs de génie.
1993 Jaco Pastorius Holiday for Pans (Posthume) L'album expérimental rejeté par Warner Bros.

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