Portrait, Laurent Bernat, un bassiste fantôme du hard-rock français

Publié le 15 août 2025 à 09:34

Ce 15 août nous rappelle qu'au début des années 1980, la scène hard rock française était un écosystème vibrant, bouillonnant d'énergie et d'ambition, bien que souvent éclipsé par ses homologues anglo-saxons. Au cœur de cette effervescence se trouvait une figure aussi brillante que tragique : Laurent Bernat. Pour les connaisseurs, son nom est synonyme de virtuosité et d'innovation, un "bass hero" dont l'histoire reste pourtant largement méconnue. Loin d'être un simple membre de Satan Jokers, Bernat en fut le co-architecte, forgeant un son en avance sur son temps. Cette biographie retrace l'arc de son ascension fulgurante, analyse sa musicalité révolutionnaire, explore sa disparition soudaine de la scène et rend hommage à son héritage durable de virtuose fantôme du métal français.

Le bassiste qui a marqué l'histoire du rock français est né Laurent Bernazzani le 15 août 1961 dans le 14e arrondissement de Paris. Il est décédé le 2 mars 2004 à Nice, à l'âge de 42 ans. Le passage de "Bernazzani" à son nom de scène, "Bernat", n'était pas anodin. Renaud Hantson, son partenaire musical, évoque ce changement en lien avec les origines italiennes de son ami. Cette pratique était courante dans la scène rock française de l'époque, qui, fortement influencée par la New Wave of British Heavy Metal, cherchait à adopter des noms à consonance plus internationale. Cette modification, consciente ou non, participait à la création d'une persona rock et témoignait de l'ambition des groupes français de s'imposer sur une scène mondiale.

La Genèse de Satan Jokers : La Naissance d'une Section Rythmique Infernale

L'histoire de Satan Jokers est indissociable de la symbiose musicale entre Laurent Bernat et le batteur-chanteur Renaud Hantson. Le groupe, officiellement formé en 1981, trouve ses racines dès 1979 dans une formation antérieure nommée JARRETELLES, déjà bâtie autour de ce duo. Hantson se souvient de leurs débuts d'adolescents, lui martelant des barils de lessive en guise de batterie. Il raconte que lors de leur tout premier concert, catastrophique, sur une péniche à l'âge de 14 ans, Bernat était le seul à sonner de manière professionnelle, révélant un talent naturel prodigieux dès son plus jeune âge.

Cette alchimie a donné naissance à une section rythmique qui allait devenir la marque de fabrique du groupe. Les critiques de l'époque et rétrospectives la décrivent comme "éblouissante et digne des plus grands groupes de rock et de hard rock internationaux". Elle est unanimement considérée comme l'atout majeur de Satan Jokers, et souvent qualifiée de "meilleure du Hard Rock français".

Contrairement à la structure classique des groupes de rock où la section rythmique soutient le guitariste et le chanteur, chez Satan Jokers, le moteur Bernat/Hantson était l'événement principal. Leur domination technique et créative a défini l'identité du groupe. Le fait que Hantson, le batteur, soit également l'un des principaux compositeurs et chanteurs a encore accentué l'importance de la complexité rythmique et harmonique qu'il partageait avec Bernat. La musique du groupe, caractérisée par des structures complexes, des breaks et des changements de tempo audacieux, était manifestement construite à partir de la basse et de la batterie, une dynamique de pouvoir inversée qui est fondamentale pour comprendre le caractère unique de leur son.

Le Son Bernat, un Style Novateur

Le style de Laurent Bernat le distinguait radicalement des autres bassistes de la scène métal des années 80. Son jeu n'était pas cantonné à un rôle de soutien ; il était caractérisé par un groove puissant et des influences funk, comme en témoignent les chroniques qui évoquent sa "basse énorme" et son style "groovy". Cette fusion était un élément différenciateur majeur. Bernat ne se contentait pas de jouer les fondamentales. Son talent résidait dans sa capacité à porter les compositions avec des lignes de basse mélodiques et complexes, sans jamais tomber dans la démonstration excessive. Cette intelligence musicale lui a valu d'être considéré comme le premier "Bass Hero" du groupe, un statut que son successeur, Pascal Mulot, saura honorer et développer.

Ce style unique est à l'origine de l'étiquette de "fusion metal" que certains journalistes ont attribuée à Satan Jokers. Les lignes de basse complexes et teintées de funk de Bernat étaient le principal vecteur de cette fusion, mêlant les sensibilités rythmiques de groupes comme Mother's Finest à la puissance de Judas Priest.

Pourtant, ce qui constituait la plus grande réussite artistique du groupe fut aussi son principal handicap commercial. Le style avant-gardiste de Bernat, aujourd'hui salué pour sa complexité, était difficile à appréhender pour une partie de la presse et du public de l'époque. La presse "peine à accepter le style assez particulier" du groupe. L'album Trop Fou Pour Toi, où ses influences sont les plus manifestes, a même poussé certains fans à crier à la trahison, s'éloignant trop du heavy metal pur. Dans une scène française encore en train de définir ses propres codes, l'innovation de Bernat était trop précoce. Elle a fait de Satan Jokers un groupe culte et "semi-obscur" plutôt qu'une tête d'affiche grand public.

Les Trois Piliers de Satan Jokers (1983-1985)

La contribution enregistrée de Laurent Bernat, bien que brève, est d'une densité et d'une importance capitale. Le tableau suivant résume l'intégralité de son œuvre discographique connue.

Les Fils du Métal (1983) : L'Éclosion d'un Talent Brut

Sorti en 1983, année charnière pour le métal français aux côtés des premiers albums de Blaspheme et Sortilège, Les Fils du Métal est immédiatement salué comme l'un des "meilleurs albums français de l'époque". L'album est décrit comme "bien plus complexe qu'il pouvait paraître", avec un son puissant rappelant Judas Priest mais doté d'une théâtralité propre. Dès ce premier opus, la section rythmique s'impose comme la colonne vertébrale du groupe. La basse de Bernat n'est pas seulement un soutien rythmique, mais une véritable force de contre-mélodie qui propulse des titres comme "Les Fils Du Métal" et "En Partance Pour L'enfer".

Trop Fou Pour Toi (1984) : L'Audace et l'Exploration

Ce deuxième album est une œuvre ambitieuse et controversée, où le groupe repousse consciemment les frontières de son style en intégrant des éléments de rock progressif, de funk et même de pop française. C'est l'album vitrine de Laurent Bernat. Sa "basse énorme" domine le titre rapide "(Bienvenue Au) Sabbat", tandis que "Envie de Toi" est une explosion de métal-funk. Le morceau "La Marche Hérétique" pousse l'expérimentation jusqu'à un métal progressif influencé par Rush. La basse de Bernat est l'instrument qui fait le pont entre ces genres. L'échec commercial relatif de l'album et les accusations de "trahison" de la part de certains fans sont directement liés à cette audace musicale, portée par la vision de Bernat. Un clip vidéo pour la chanson-titre, filmé en 1984, immortalise le line-up original en pleine effervescence créative.

III (1985) : Le Chant du Cygne

La dernière sortie du groupe avec sa formation originale est un mini-LP de six titres. Ce format, utilisé par la maison de disques Phonogram pour les sorties jugées moins commerciales, est révélateur. Après l'accueil mitigé de Trop Fou Pour Toi, le choix de ne pas financer un album complet témoigne d'une perte de confiance du label. L'audace créative du groupe, menée par la section rythmique, s'était heurtée à un mur commercial. Cet album marque la fin de leur premier élan créatif et précède de peu la séparation du groupe.

L'Interlude Wild Child et le Retrait de la Scène

Après la séparation de Satan Jokers en 1985, Laurent Bernat ne disparaît pas immédiatement. Il rejoint brièvement le groupe français Wild Child, une formation au style garage punk/rock très influencé par les Stooges. Ce changement de cap vers une musique moins technique et plus brute peut être vu comme une tentative de s'éloigner de la pression associée à son statut.

Cependant, son passage au sein de Wild Child est de "courte durée". Après cette expérience, il tombe dans un "anonymat complet", marquant la fin de sa carrière musicale publique près de deux décennies avant sa mort. Ce retrait soudain et total n'est pas anodin. Il coïncide avec les luttes personnelles qui le consumaient. Son incapacité à maintenir un engagement professionnel, même dans un contexte musical moins exigeant, semble être le symptôme d'une addiction qui devenait impossible à concilier avec une vie d'artiste.

Les témoignages de Renaud Hantson lèvent le voile sur les démons qui hantaient Laurent Bernat. Hantson révèle que si lui-même a commencé à consommer de la drogue vers 1984, "Laurent Bernat, le bassiste, était déjà dans l'héroïne". Cette déclaration confirme que l'addiction de Bernat était sévère et a commencé au sommet de la créativité du groupe.

Hantson résume l'éthos de l'époque avec une franchise brutale : "C'était sexe, drogue et rock'n'roll. Le bassiste en est mort, d'ailleurs". Cette phrase établit un lien direct et sans équivoque entre le mode de vie de Bernat et sa fin prématurée. Son décès par overdose le 2 mars 2004 est la conclusion tragique d'un combat qui l'avait poussé à abandonner sa passion des années auparavant.

Un artiste au talent immense, presque surnaturel, dont le génie semble inextricablement lié à des tendances autodestructrices. Son talent précoce, sa créativité visionnaire, son combat contre l'addiction au plus fort de sa carrière, son retrait du monde artistique et sa mort prématurée dessinent une trajectoire tragique, similaire à celles de nombreuses autres icônes de la musique. Bernat est l'incarnation française de cet archétype dans le monde du hard rock.

L'héritage le plus tangible de Laurent Bernat réside dans l'impact profond qu'il a eu sur ses compagnons de route. La reformation de Satan Jokers en 2008 fut, en partie, un hommage direct à sa mémoire. Pascal Mulot, le nouveau bassiste, qui était un proche de Bernat, a rejoint le groupe avec la volonté de lui "rendre hommage", assurant ainsi que l'esprit du bassiste originel perdure.

Laurent Bernat reste une figure légendaire et tragique, un "musicien pour musiciens" dont l'influence dépasse de loin sa renommée. Pour les passionnés de basse, il est un modèle d'innovation et de talent, mais aussi le rappel douloureux d'une flamme qui a brillé deux fois plus fort, mais deux fois moins longtemps. Son héritage survit à travers la musique qu'il a créée et dans le souvenir de ceux qui ont eu le privilège de jouer à ses côtés.

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