
Dans l'univers de la lutherie électrique, où la norme s'est solidement établie autour de quatre, cinq, voire six cordes, l'émergence d'un instrument qui en propose délibérément la moitié peut sembler être une anomalie, une régression ou une simple excentricité marketing. Pourtant, la basse "The Sandman" à deux cordes d'Eastwood Guitars n'est rien de tout cela ; elle est un écho, un portail vers une philosophie sonore singulière et l'incarnation d'un héritage porté par l'une des figures les plus énigmatiques du rock alternatif, Mark Sandman. Pour comprendre cet instrument, il faut d'abord se défaire de l'idée que plus de cordes équivaut à plus de musique et embrasser le concept de la contrainte créative, une approche où la soustraction devient une forme d'addition. C'est dans cet espace de minimalisme radical que s'est épanoui le son de Morphine, le groupe de Sandman, une entité musicale qui a défini son propre genre, le "low rock" : un paysage sonore lourd, hypnotique et totalement original, construit non pas sur la virtuosité pyrotechnique, mais sur la texture, le groove et une atmosphère insaisissable. Le critique musical Greg Kot a décrit leur son comme des "grooves glissants et sensuels qui suggèrent le blues et le be-bop sans devenir ni l'un ni l'autre", une formule qui capture parfaitement l'essence de leur album phare, Cure for Pain, véritable pierre de Rosette pour quiconque souhaite déchiffrer leur langage musical. Au cœur de ce son se trouvait la voix de baryton profonde et le jeu de basse de Sandman, un style si particulier qu'il était indissociable de l'homme lui-même, un artiste à l'aura mystérieuse, un inventeur d'instruments et une icône de la scène de Boston. Son choix de n'utiliser que deux cordes n'était pas un gadget, mais une déclaration philosophique, une manifestation physique de son approche artistique. Lorsqu'un journaliste lui demanda avec une pointe de condescendance si cette limitation n'était pas frustrante, Sandman rétorqua qu'en réalité, une seule corde lui suffisait et que "l'autre n'était là que par vanité". Cette boutade révèle le cœur de sa démarche : la recherche de l'essence, du noyau vibratoire de la musique. L'instrument n'était donc pas un simple outil, mais le prolongement de sa personnalité artistique, une extension de sa vision du monde où la richesse naît de l'épure. C'est cet esprit que la basse Eastwood Sandman prétend invoquer, un esprit forgé bien avant dans la poussière d'un magasin de prêteurs sur gages et l'ingéniosité d'un musicien hors-norme. L'artefact original qui a servi de toile à Mark Sandman était une basse Premier Multivox Scroll des années 1960, un instrument relativement obscur qu'il a acquis et métamorphosé en une machine sonore unique. Son approche était celle de l'artisan, du bricoleur inspiré, loin des standards de la lutherie de luxe. Il a commencé par retirer deux des quatre cordes, ne conservant que les deux du milieu, puis a procédé à une modification électronique cruciale en installant des micros de type P-Bass splittés, c'est-à-dire séparés, une configuration qui allait devenir une signature de son timbre. Mais la transformation la plus significative résidait dans l'ajustement physique de l'instrument pour son style de jeu unique : il a délibérément rehaussé l'action des cordes au niveau du chevalet et du manche, créant une distance importante entre les cordes et la touche. Cette configuration, qui rendrait la basse presque injouable pour un bassiste traditionnel, était essentielle pour sa technique de jeu au bottleneck (slide), lui permettant de glisser sur les cordes sans que le tube de verre ne heurte les frettes, produisant ainsi ce son "glissant" et "mélancolique" qui le caractérise. Même les détails comme les repères de touche manquants sur son instrument faisaient partie de son identité usée et personnelle. Cette alchimie sonore était complétée par un système d'accordage tout aussi personnel. Contrairement à l'accordage standard en quartes (Mi-La-Ré-Sol) d'une basse, Sandman accordait principalement ses deux cordes en quinte, typiquement en Ré et La, un intervalle que l'on retrouve sur des instruments comme le violoncelle et qui confère une résonance et une relation harmonique très différentes. Pour y parvenir tout en conservant une tension jouable, il utilisait des cordes de fort tirant, comme une corde de Mi (calibre) qu'il détendait pour obtenir un Ré grave, et une corde de La (calibre ), évitant ainsi que les cordes ne deviennent trop "molles". Cette base en quinte n'était pas figée ; pour des morceaux spécifiques comme "Whisper", il n'hésitait pas à explorer d'autres intervalles, comme la tierce mineure, en accordant ses cordes en Ré et Fa. L'instrument de Sandman n'était donc pas simplement une basse modifiée, mais un système entièrement intégré et interdépendant. La haute action des cordes était nécessaire pour le slide, les cordes épaisses étaient requises pour les accordages bas, l'accordage en quinte était idéal pour les drones et les lignes mélodiques jouées au slide, et le slide lui-même était l'interface qui déverrouillait le potentiel de cette configuration unique. Retirer un seul de ces éléments aurait compromis l'ensemble du système. C'est cet héritage complexe et holistique que la compagnie Eastwood Guitars a entrepris de capturer avec sa propre version, la basse "The Sandman". En se penchant sur les spécifications de cet hommage, on découvre un instrument qui tente de traduire l'esprit du bricolage en un produit de série. La basse Eastwood est construite autour d'un corps en tilleul (basswood), un bois connu pour sa légèreté, et arbore une finition "Walnut" (noyer). Le manche vissé est en érable, surmonté d'une touche en palissandre, et l'ensemble présente un diapason court de 30,5 pouces, un choix cohérent avec l'instrument original de Sandman et qui contribue à une sensation de jeu plus souple et une tension de cordes moindre. L'accastillage est de couleur nickel/chrome, et le chevalet est décrit comme étant fabriqué sur mesure, avec deux pontets individuels pour les deux cordes. L'électronique est au cœur de la promesse sonore, avec des micros "Custom Split P-Bass" répartis en positions manche et chevalet, contrôlés par un volume général, une tonalité générale et un sélecteur. Cependant, c'est précisément dans la concrétisation de ce design que le débat entre "hommage" et "réplique" prend toute son ampleur et divise la communauté des bassistes. Dès son annonce, des critiques acerbes ont émergé, pointant du doigt ce qui est perçu comme des raccourcis de fabrication. Une question récurrente fuse sur les forums : "Pourquoi a-t-elle une tête, un manche et un chevalet de taille normale ?". Cette interrogation met en lumière le sentiment que l'instrument n'est pas une basse à deux cordes conçue comme telle, mais plutôt une basse à quatre cordes dont on a simplement retiré des éléments. Un commentateur du nom de Geoff va plus loin, suggérant que le chevalet "custom" n'est rien de plus qu'un chevalet standard auquel on a enlevé deux pontets, concluant que l'instrument n'a pas grand-chose de "personnalisé". Cette perception est au cœur de la controverse : la Sandman d'Eastwood est-elle une véritable recréation ou une adaptation opportuniste de pièces existantes ? La réponse se trouve probablement dans la philosophie économique de la marque. Eastwood s'est spécialisée dans la réédition de guitares vintage et de modèles de niche, ce qui implique une optimisation des chaînes de production. Créer des outils entièrement nouveaux pour un manche, une tête et un corps spécifiquement conçus pour deux cordes aurait fait grimper les coûts de manière exponentielle, rendant le prix de vente de 499 $ impossible à tenir. Les choix de design critiqués ne sont donc pas des erreurs, mais des compromis délibérés. Eastwood a privilégié la fidélité au concept et au son de Sandman plutôt qu'à la forme exacte d'un instrument qui, de toute façon, était lui-même un assemblage hétéroclite. C'est un design par compromis, un hommage filtré par les réalités de la production de masse, visant à rendre une idée iconoclaste accessible au plus grand nombre. En juxtaposant l'artefact original de Sandman et l'hommage commercial d'Eastwood, des distinctions cruciales émergent, révélant une histoire de traduction et d'adaptation. Là où l'instrument de Sandman partait d'une base de Premier Multivox Scroll des années 1960, un objet trouvé et transformé, le modèle Eastwood est une création originale de la marque, construite sur un corps en tilleul. Si les deux partagent un diapason court de 30,5 pouces, un détail essentiel pour la sensation de jeu, la philosophie de leur conception diverge : l'une est le fruit d'une modification personnelle et iconoclaste, l'autre est un produit commercial pensé pour les fans et l'accessibilité. Les micros P-Bass séparés de la basse de Sandman étaient une modification aftermarket, tandis que ceux d'Eastwood sont des "Custom Split P-Bass" conçus pour l'occasion. Le chevalet, modifié pour une action haute sur l'originale, est ici une pièce neuve à deux pontets, bien que son design soit critiqué. Finalement, la plus grande différence réside dans l'éthos : l'une est un symbole du DIY, l'autre un hommage prêt-à-jouer. Cette divergence explique en grande partie la réception polarisée de l'instrument au sein de la communauté. D'un côté, la cible visée par Eastwood a répondu présente : les "fans de Mark Sandman et de Morphine, et ceux qui cherchent des sons différents". Sur les forums dédiés, des commentaires enthousiastes qualifient l'instrument de "dope as hell" (terriblement cool) et saluent l'initiative. Un consensus semble se dégager sur le fait qu'il faut "être un fan... pour l'apprécier pleinement", soulignant que l'instrument est avant tout un objet de connexion avec un artiste et un son. De l'autre côté, les sceptiques ne manquent pas d'arguments. Outre les critiques sur le design, jugé "fugly" (moche) ou comparé à un dessin d'enfant, la proposition de valeur est remise en question. Plusieurs bassistes suggèrent qu'il serait plus authentique et économique de modifier soi-même une vieille basse à quatre cordes, en retirant deux cordes et en les plaçant au milieu, pour recréer l'expérience Sandman. D'autres mentionnent des luthiers custom comme Krappy Guitars, qui proposeraient des basses à deux cordes mieux conçues pour un prix potentiellement inférieur. Au-delà du débat sur ce modèle spécifique, l'achat d'un instrument Eastwood s'inscrit dans un contexte plus large, celui de la réputation de la marque, qui est elle-même un sujet de discussion animé. Si Eastwood est louée pour ses designs uniques et son catalogue de rééditions audacieuses, de nombreux témoignages font état d'un contrôle qualité inconstant. Des récits d'instruments arrivant mal emballés et endommagés, avec des sélecteurs de micros cassés en deux pendant le transport, ne sont pas rares. D'autres clients rapportent avoir reçu des guitares avec des manches voilés, un accastillage de piètre qualité ou un buzz généralisé nécessitant une visite immédiate chez un luthier pour un réglage complet, un coût additionnel à prévoir. Des problèmes spécifiques comme des micros qui se détachent de leur logement ou un déséquilibre prononcé de l'instrument ("headstock dip") ont également été signalés sur d'autres modèles de la marque, soulevant des questions sur la constance de la fabrication. Il est cependant juste de noter que de nombreux clients se déclarent très satisfaits, louant le service client et le caractère unique de leurs instruments. L'achat d'une Eastwood, et en particulier d'un modèle aussi nouveau et spécialisé que la Sandman, s'apparente donc à un "pari calculé". Le prix affiché de 499 $ peut être séduisant, mais un acheteur averti doit comprendre que le coût final pourrait inclure une intervention professionnelle pour rendre l'instrument parfaitement jouable. C'est une information essentielle qui va bien au-delà d'une simple description de produit. Pourtant, l'idée de la basse à deux cordes n'est pas qu'une simple curiosité isolée ; elle constitue une petite mais influente branche de l'évolution instrumentale, dont l'héritage dépasse la seule figure de Mark Sandman. Pour preuve, il suffit de se tourner vers l'Europe et de découvrir le pendant flamboyant de Sandman : Stig Pedersen, le bassiste du groupe de hard rock danois D-A-D. Pedersen est un autre apôtre de la basse à deux cordes, mais son approche esthétique est aux antipodes du minimalisme de Sandman. Sa collection est un défilé de créations extravagantes et sur mesure : des basses en forme d'Explorer, de fusée, ou encore d'une olive géante sur un cure-dent. Cette exubérance démontre la polyvalence du concept, capable de s'adapter aussi bien au "low rock" introspectif de Boston qu'au hard rock théâtral scandinave. Mais la lignée la plus directe et la plus significative est celle qui relie Boston à Seattle, à travers l'amitié et la collaboration créative entre Mark Sandman et Chris Ballew, le leader des Presidents of the United States of America. C'est Sandman qui a personnellement initié Ballew au concept de l'instrument à cordes réduites, une révélation qui a conduit Ballew à créer ses propres instruments hybrides : la "basitar" à deux cordes et la "guitbass" à trois cordes. La basitar de Ballew, souvent construite sur la base d'une guitare Epiphone SG-400, est une guitare électrique standard dont les six cordes ont été remplacées par deux cordes de basse de fort tirant, accordées en Do# et Sol#, soit un accord de puissance un demi-ton en dessous du drop D. Cette connexion directe et documentée est fondamentale : elle transforme la basse à deux cordes d'une idiosyncrasie personnelle en la fondation d'un sous-genre instrumental, certes confidentiel mais légitime. L'idée de Sandman a été validée, adaptée et réinterprétée avec un succès commercial retentissant, prouvant sa viabilité musicale au-delà d'un seul artiste et conférant à l'hommage d'Eastwood un poids historique encore plus grand. Au terme de cette exploration, il apparaît clairement que la basse Eastwood "The Sandman" n'est pas un instrument universel. Elle n'est pas conçue pour tous les styles ni pour tous les bassistes. C'est un instrument de destination, un outil spécialisé pour ceux qui cherchent à canaliser un son, une technique et une philosophie spécifiques. Elle incarne le paradoxe de l'authenticité achetée : un produit de masse conçu pour émuler un artefact profondément personnel et artisanal. Elle offre une porte d'entrée accessible vers le monde sonore de Sandman, mais ne peut, par sa nature même, répliquer l'esprit irrévérencieux et unique de l'original. La Sandman d'Eastwood est donc un hommage réussi dans son intention et son concept sonore, mais qui s'accompagne de compromis de fabrication et des risques inhérents à la réputation de son constructeur. C'est un instrument d'intention, destiné aux musiciens qui recherchent consciemment la libération créative offerte par ses limitations et qui souhaitent honorer l'héritage unique, sombre et indéniablement cool de Mark Sandman. C'est une invitation à explorer une autre façon de penser la basse, avec la conscience que le voyage, à l'image de celui de Sandman lui-même, pourrait bien nécessiter un peu de bricolage en cours de route.
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