Peu ont réussi à marier avec autant de brio l'énergie brute du punk et la transe hypnotique du dub et du funk que Joe Lally. Pilier inamovible de Fugazi, groupe légendaire de Washington D.C., Lally n'est pas un démonstrateur technique cherchant le solo à tout prix. Il est l'architecte du groove, celui qui pose les fondations, imperturbable, permettant aux guitares dissonantes de Ian MacKaye et Guy Picciotto de s'envoler. En ce 3 décembre, nous célébrons l'anniversaire d'un musicien dont la philosophie du "less is more" (moins c'est plus) devrait être étudiée par tout aspirant bassiste.
Joseph Francis Lally naît le 3 décembre 1963 à Silver Spring, dans le Maryland. Il grandit dans la banlieue de Washington D.C., une zone qui deviendra dans les années 80 l'épicentre d'une révolution musicale : le Hardcore américain. Cependant, contrairement à beaucoup de ses pairs qui cherchent la vitesse et l'agression pure (le fameux "1-2-1-2" du punk), Lally développe très tôt une oreille pour le groove.
Avant même de rejoindre Fugazi, Lally travaille comme roadie pour le groupe Beefeater, ce qui l'immerge dans la scène locale du label Dischord Records. C'est là qu'il absorbe l'éthique "DIY" (Do It Yourself) qui marquera toute sa carrière. Mais musicalement, ses influences dépassent largement le cadre du rock. Il écoute énormément de reggae, de dub, et de soul (notamment l'écurie Stax). Cette éducation musicale va forger sa signature : une attaque franche mais un placement rythmique qui respire, laissant de l'espace dans la musique, une qualité rare dans le punk de l'époque.
L'Aventure Fugazi (1987–2003)
La rencontre déterminante se fait avec Ian MacKaye, ex-leader de Minor Threat. En 1987, alors que MacKaye cherche une nouvelle direction musicale après l'implosion de ses précédents projets, il jamme avec Lally. La connexion est immédiate. Ils recrutent le batteur Brendan Canty, et plus tard Guy Picciotto. Fugazi est né.
Dès les premiers morceaux, la basse de Joe Lally se distingue. Prenez le morceau emblématique "Waiting Room". L'intro ne commence pas par une guitare hurlante, mais par une ligne de basse. Doum-doum-doum, doum-da-doum... C'est simple, c'est sec, c'est irrésistible. En quelques secondes, Lally a créé l'un des riffs de basse les plus reconnaissables de l'histoire du rock. Ce morceau résume son approche : la basse est le crochet (le "hook"). Elle porte la mélodie et le rythme, forçant l'auditeur à bouger.
Tout au long des albums cultes comme Repeater (1990), Red Medicine (1995) ou The Argument (2001), Lally joue le rôle de la "colle". Alors que les deux guitaristes explorent des textures bruitistes et des polyrythmies complexes, Lally et le batteur Brendan Canty forment une section rythmique d'une solidité à toute épreuve. Lally joue souvent aux doigts, parfois au médiator selon les besoins, mais toujours avec une précision métronomique. Son son est rond, chaud, avec des médiums bien présents qui lui permettent de percer le mix sans écraser les autres fréquences.
Le Matériel : La Quête de l'Efficacité
Pour les lecteurs de gravebasse.com intéressés par le "gear", l'approche de Lally est pragmatique.
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Basses : Il est principalement associé à la Music Man StingRay dans les premières années de Fugazi. Le son percutant et les aigus cristallins de la StingRay convenaient parfaitement pour trancher dans le mix dense du groupe. Plus tard, on l'a vu utiliser des Fender Precision Bass et des Jazz Bass, souvent montées avec des cordes filées plat (flatwounds) pour obtenir ce son plus sourd et "dub" qu'il affectionne. Il a également utilisé des basses Hofner sur ses projets solo pour un son plus boisé.
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Amplification : Fidèle à la tradition rock, il a longtemps utilisé des têtes Ampeg SVT couplées à des baffles 8x10, le standard de l'industrie pour déplacer de l'air sur scène.
L'Après Fugazi : Explorations et Renaissance
Lorsque Fugazi entre en "pause indéfinie" en 2003, Joe Lally ne pose pas son instrument. Il entame une carrière solo introspective, sortant trois albums (There to Here, Nothing Is Underrated, Why Should I Get Used to It) où sa basse devient un instrument quasi-méditatif, accompagnant sa propre voix parlée-chantée.
Mais c'est sa collaboration avec John Frusciante et Josh Klinghoffer (des Red Hot Chili Peppers) au sein du projet Ataxia en 2004 qui surprend les fans. Sur deux albums, ils explorent un rock expérimental où les lignes de basse répétitives de Lally servent de canevas aux délires psychédéliques des guitares.
Plus récemment, Lally a formé The Messthetics avec son vieux complice de Fugazi, le batteur Brendan Canty, et le guitariste jazz expérimental Anthony Pirog. Ce trio instrumental est une révélation. Il prouve que Lally, même après 50 ans, continue d'évoluer. Dans ce contexte, son jeu s'est enrichi de nuances jazz-fusion, tout en gardant cette lourdeur punk qui est sa marque de fabrique. En 2024, ils sortent même un album collaboratif avec le saxophoniste James Brandon Lewis, ancrant définitivement Lally dans le monde du jazz-punk d'avant-garde.
Joe Lally est l'antithèse du bassiste "frimeur". Il ne slappe pas à tout va, il ne fait pas de tapping à 200 à l'heure. Il nous rappelle une vérité fondamentale de notre instrument : notre rôle premier est de faire danser et de soutenir la chanson. Il est l'exemple parfait à donner aux débutants comme aux confirmés : apprenez à verrouiller un groove, à répéter une ligne jusqu'à la transe, et vous deviendrez indispensable à n'importe quel groupe.
Bon anniversaire, Joe !
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