Si Bob Marley fut la voix prophétique du Reggae, Aston "Family Man" Barrett en fut indubitablement la colonne vertébrale et le cœur battant. Né le 22 novembre 1946 à Kingston, Jamaïque, son décès récent le 3 février 2024 confère à cette analyse une dimension d'hommage posthume particulièrement poignante, marquant la fin d'une ère pour la musique jamaïcaine.
Avant de devenir une icône mondiale, Barrett incarnait l'ingéniosité de la classe ouvrière jamaïcaine. Travaillant comme soudeur et mécanicien de vélos, il fabriqua sa première basse de ses propres mains à partir de matériaux de récupération : du contreplaqué pour le corps, une tringle à rideaux pour le manche et du fil de tringle pour les cordes. Cette genèse artisanale témoigne d'une obsession précoce et viscérale pour les fréquences graves, bien avant qu'il n'ait les moyens de s'offrir un instrument professionnel.
Son surnom, "Family Man", ne découle pas seulement de sa prodigieuse progéniture (il est père de nombreux enfants), mais lui fut attribué bien avant, en raison de son rôle naturel de leader, d'organisateur et de figure paternelle au sein des collectifs musicaux qu'il dirigeait. Avec son frère cadet Carlton "Carly" Barrett à la batterie, ils formèrent une section rythmique symbiotique, d'abord au sein des Hippy Boys, puis comme noyau dur des Upsetters, le groupe studio du producteur visionnaire Lee "Scratch" Perry. C'est durant cette période (1970-1971) qu'ils posèrent les fondations du son Dub et Roots, expérimentant avec l'espace et les effets.
En 1972, Bob Marley, conscient que le son des Wailers nécessitait une assise rythmique plus lourde et sophistiquée pour conquérir le marché international, débaucha les frères Barrett. Family Man ne se contenta pas d'être bassiste ; il devint le directeur musical (bandleader), l'arrangeur et le co-producteur officieux de la plupart des albums classiques des Wailers, un rôle architectural souvent éclipsé par le charisme de Marley. Il a également joué un rôle crucial de mentor, formant notamment Robbie Shakespeare (du duo Sly & Robbie), assurant ainsi la transmission de son savoir.
Malheureusement, la fin de sa vie fut marquée par des batailles juridiques amères. En 2006, il perdit un procès contre Island Records et la famille Marley concernant des royalties impayées, une défaite qui lui coûta cher financièrement mais n'entacha jamais son immense héritage musical.
Le Concept du "Earth Sound"
La contribution de Barrett à la grammaire de la basse électrique est fondamentale. Il a théorisé et pratiqué une approche qui est devenue le standard absolu du Reggae, transformant la basse en un instrument de "poids" physique.
Contrairement à la basse funk américaine, souvent percussive et rythmique, la basse de Barrett est profondément mélodique. Il décrivait son approche comme celle d'un chanteur : "Je chante la ligne de basse," disait-il, "je suis le baryton". Sur des titres comme Jamming, Stir It Up ou Is This Love, la ligne de basse ne se contente pas de doubler la fondamentale ; elle possède sa propre courbe mélodique, distincte de la voix de Marley, agissant comme un contrepoint. Elle raconte une histoire parallèle qui guide l'auditeur à travers la chanson.
Avec Carlton, Family Man a perfectionné le "One Drop", une signature rythmique où le premier temps de la mesure est laissé vide (ou simplement suggéré par le charleston), l'accent tombant lourdement sur le troisième temps (dans une mesure à 4/4). La basse de Family Man comble ces espaces avec des syncopes lourdes, créant une sensation de "roulis" irrésistible. Il a baptisé son idéal sonore "The Earth Sound" (le son de la terre), expliquant qu'il cherchait à s'accorder à la fréquence de résonance de la planète elle-même, qu'il identifiait souvent à la tonalité de Mi bémol (Eb).
Pionnier du Dub avec Lee Perry, Barrett comprenait que retirer des notes était aussi puissant que d'en ajouter. Ses lignes sont caractérisées par un sustain profond suivi de silences abrupts, créant des poches d'air dans la musique. Ces silences permettaient aux ingénieurs du son d'injecter des effets de réverbération et d'écho sans noyer le mix, une technique qui deviendra la pierre angulaire de la production jamaïcaine.
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