Trente ans avant Steve Di Giorgio, dans un monde musical qui semble appartenir à une autre galaxie, William Clifford Wood est né à Wilkesboro, en Caroline du Nord, le 7 novembre 1937. Connu plus tard sous le nom de "Vishnu" Wood, sa carrière est celle d'un homme à la double identité : d'une part, un contrebassiste de jazz accompli, ancré dans la grande tradition bebop de Detroit, et d'autre part, un éducateur et un catalyseur spirituel discret dont l'influence a façonné l'un des albums les plus importants du "spiritual jazz".
La famille de Wood déménage à Detroit alors qu'il a dix ans. C'est là que sa vie musicale commence. Après avoir tâté de la trompette, il adopte l'instrument qui définira sa carrière : la contrebasse.
Contrairement à de nombreux contemporains, la formation de Wood fut rigoureuse et académique. Il s'inscrit au Detroit Institute of Musical Arts, où il étudie l'harmonie, la théorie et le solfège. Il perfectionne sa technique de contrebasse avec des membres du Detroit Symphony, Gaston Brohan et John Matthews. Cette fondation classique et théorique lui donne une maîtrise totale de son instrument.
Il est "né à l'ère du bebop" et s'immerge rapidement dans la scène jazz incroyablement compétitive de Detroit. Il travaille avec des sommités locales qui deviendront bientôt des légendes : la harpiste Dorothy Ashby (en 1957), le multi-instrumentiste Yusef Lateef et le saxophoniste Joe Henderson. C'est sur cette scène qu'il côtoie une jeune pianiste nommée Alice McLeod – la future Alice Coltrane.
En 1962, il franchit le pas et déménage à New York. Sa solide réputation le précède, et il devient un bassiste très demandé, jouant et enregistrant avec des grands noms tels que le trompettiste Kenny Dorham, la chanteuse Carmen McRae, le batteur Roy Haynes et le saxophoniste Archie Shepp.
La collaboration la plus significative et la plus longue de Vishnu Wood en tant que contrebassiste de jazz reste celle avec le pianiste Randy Weston. Weston était un explorateur, l'un des premiers à chercher activement à reconnecter le jazz à ses racines africaines. Wood, avec sa technique impeccable, est devenu l'ancre de son sextet.
Ensemble, ils ont effectué plusieurs tournées à travers l'Afrique, une expérience qui a profondément marqué leur musique. Wood apparaît sur une série d'albums essentiels de Weston, fournissant la fondation harmonique et rythmique pour les explorations panafricaines de son leader. On peut l'entendre sur Randy (1964), l'enregistrement live Monterey '66 (1966), Blue Moses (1972) et l'intime album en duo Perspective (1976).
Si sa carrière avec Randy Weston a solidifié sa réputation de musicien, l'héritage le plus durable de Vishnu Wood provient d'un rôle différent : celui de "passeur" spirituel.
Quelques années avant 1970, son amie de Detroit, Alice Coltrane, vivait une profonde transformation spirituelle après le décès de son mari, John Coltrane. C'est Vishnu Wood qui lui suggéra de rencontrer son propre guide spirituel, son gourou : Swami Satchidananda. Cette introduction aura un impact incommensurable sur la vie et la musique d'Alice Coltrane, la plaçant sur la voie qui allait définir le "spiritual jazz".
Cette connexion spirituelle s'est traduite par une collaboration musicale historique. En juillet 1970, Alice Coltrane se produit au Village Gate à New York. Vishnu Wood est sur scène avec elle, aux côtés de Pharoah Sanders, Charlie Haden et Rashied Ali. L'enregistrement de "Isis and Osiris" de ce concert sera inclus sur l'album séminal Journey in Satchidananda (1971).
Le détail crucial est que, sur ce morceau, Vishnu Wood ne joue pas de la contrebasse. Les parties de basse de l'album sont assurées par les géants Haden et Cecil McBee. Wood est crédité au oud, un luth traditionnel du Moyen-Orient. Ce choix est profondément symbolique. Wood n'est pas là en tant que "bassiste de jazz" conventionnel ; il est là en tant que disciple et ami, apportant un son non occidental (l'oud) qui ancre la musique dans la dévotion mondiale qu'Alice Coltrane cherchait à exprimer. Il est le pont littéral entre le jazz américain et le mysticisme oriental de Satchidananda.
La carrière de Vishnu Wood a toujours été double. Parallèlement à ses performances, il s'est consacré à l'éducation. En 1973, il fonde les Safari East Cultural Programs, une organisation dont il est le directeur exécutif, dédiée à l'enseignement des racines du jazz aux enfants et aux adultes.
Son héritage le plus profond est peut-être celui du service. En 1990, alors que la Jazz Foundation of America (JFA) venait d'être créée, Vishnu Wood, aux côtés de Jamil Nassar et Jimmy Owens, a joué un rôle déterminant. Ils ont exhorté la fondation à créer un fonds d'urgence, expliquant comment des musiciens légendaires souffraient, n'ayant jamais été payés correctement pour leur travail.
Wood et ses collègues sont devenus le "réseau de sensibilisation" de la JFA, identifiant les musiciens en crise médicale ou financière. Ils ont fondamentalement changé la mission de la JFA, la faisant passer de la simple préservation historique à l'aide humanitaire directe.
En fêtant l'anniversaire de Vishnu Wood, on ne célèbre pas seulement le contrebassiste de Randy Weston ou le joueur de oud d'Alice Coltrane. On célèbre un homme qui, ayant maîtrisé la tradition, a consacré sa vie à la préserver et à sauver les gens qui la faisaient vivre.
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