Né le 3 novembre 1935 à Philadelphie, Henry Grimes est une figure dont la vie ressemble à une épopée jazzistique, marquée par un talent prodigieux, une disparition tragique et une renaissance miraculeuse. Son éducation musicale fut riche et variée, commençant par le violon et le tuba avant de se fixer sur la contrebasse. Il a fréquenté la prestigieuse Mastbaum Technical School, puis la Juilliard School à New York, l'une des plus grandes institutions musicales au monde.
Dès la fin des années 1950, sa polyvalence exceptionnelle lui a permis de naviguer avec une aisance déconcertante entre le jazz grand public et les premières lueurs de l'avant-garde. Il a travaillé avec un éventail stupéfiant de légendes : le clarinettiste Benny Goodman, le saxophoniste baryton Gerry Mulligan, le pianiste Thelonious Monk, le saxophoniste ténor Sonny Rollins, le pianiste McCoy Tyner et même le grand Charles Mingus, qui l'a engagé comme second contrebassiste dans son groupe, une marque de respect ultime. Sa performance au Newport Jazz Festival de 1958, où il a joué avec six groupes différents au cours du même week-end, témoigne de son immense talent et de la forte demande dont il faisait l'objet.
Au Cœur du Brasier : Une Figure Centrale de la Révolution Free Jazz
Au début des années 1960, Henry Grimes a plongé corps et âme dans le mouvement naissant du free jazz, devenant rapidement l'un de ses piliers. Il a participé à des enregistrements et des performances qui sont aujourd'hui considérés comme des pierres angulaires du genre. Ses collaborations avec les plus grands innovateurs de l'époque sont légendaires : le saxophoniste Albert Ayler (sur les albums Spirits et Spirits Rejoice), le pianiste Cecil Taylor (Unit Structures, Conquistador!), le trompettiste Don Cherry (Complete Communion, Symphony for Improvisers) et le saxophoniste Archie Shepp.
En 1966, il a enregistré son unique album en tant que leader de cette période, The Call, pour le label visionnaire ESP-Disk. Cet enregistrement en trio met en lumière sa voix unique de compositeur et d'improvisateur. Son style de jeu était puissant, plein d'âme et tumultueux, mais toujours ancré dans un sens inébranlable du swing, même dans les contextes les plus abstraits. Il était reconnu pour ses doubles cordes autoritaires et ses passages imaginatifs, que ce soit à l'archet ou en pizzicato.
La Disparition : Le Silence et une Mort Présumée
Vers 1970, au sommet de sa créativité, Henry Grimes a complètement et mystérieusement disparu de la scène musicale. L'histoire est à la fois banale et tragique : un déménagement en Californie pour un concert qui a mal tourné, sa contrebasse endommagée pendant le voyage et vendue pour une somme modique, le laissant à la dérive, sans son outil de travail et son moyen d'expression.
Pendant les trois décennies qui ont suivi, il a été largement présumé mort par la communauté du jazz. Il vivait dans une modeste chambre d'hôtel à Los Angeles, enchaînant les petits boulots de concierge et d'ouvrier, complètement déconnecté du monde de la musique. Durant ces longues années de silence, il a rempli des volumes de poésie, une créativité qui cherchait une autre issue.
Le Retour : Une Redécouverte Remarquable et un Second Acte
L'histoire de Henry Grimes est plus qu'un récit personnel de perte et de rédemption ; elle est une parabole puissante sur la fragilité de l'artiste et l'importance profonde de la communauté. Sa disparition initiale met en lumière une faille systémique : l'incapacité de la scène free jazz, révolutionnaire mais commercialement marginale, à fournir un filet de sécurité à l'un de ses pionniers. Un seul point de rupture – un instrument cassé – a conduit à un silence de trente ans.
Inversement, son retour n'a pas été orchestré par des institutions, mais par les efforts d'individus. En 2002, un travailleur social et fan de jazz, Marshall Marrotte, l'a retrouvé. La nouvelle de sa redécouverte a provoqué une vague de soutien. Le contrebassiste William Parker lui a fait don d'un instrument (surnommé "Olive Oil"), lui permettant de jouer à nouveau. Cet acte de solidarité a déclenché un "second acte" d'une prolificité stupéfiante. Son retour triomphal sur scène au Vision Festival en 2003 a été suivi de près de 600 concerts à travers le monde, de nouveaux enregistrements, de l'enseignement, et il a même repris le violon, son premier instrument. L'effort collectif et spontané de la communauté artistique pour ramener l'un des siens a efficacement corrigé une injustice historique. L'histoire de Grimes démontre que si l'art peut être une quête solitaire, la survie de l'artiste est souvent une responsabilité commune. Il décédera du Covid le 15 avril 2020 à New-York.
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