Aujourd'hui, Ray Brown (1926-2002) un pilier du jazz moderne

Publié le 13 octobre 2025 à 08:00

Présenter Ray Brown comme un simple contrebassiste serait réducteur. Il fut une institution, une force de la nature dont le son, le swing et la précision ont non seulement défini le rôle de son instrument mais ont également servi de fondation à des décennies d'histoire du jazz. Sa carrière est une épopée qui traverse les âges d'or du genre, de la révolution bebop aux trios les plus élégants, laissant une empreinte indélébile sur tous ceux avec qui il a joué.  

Né le 13 octobre 1926 à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Raymond Matthews Brown a d'abord approché la musique par le piano. Cependant, confronté à une abondance de pianistes dans son lycée, il s'est tourné vers la contrebasse, un choix initialement pragmatique qui allait s'avérer historiquement décisif. Très tôt, il fut captivé par le jeu de Jimmy Blanton, le bassiste révolutionnaire de l'orchestre de Duke Ellington, qui lui révéla le potentiel mélodique et rythmique de l'instrument au-delà du simple accompagnement.  

Après avoir fait ses armes sur la scène locale, le jeune Brown, âgé de 20 ans, prit une décision audacieuse : il acheta un billet aller simple pour New York, l'épicentre vibrant de la nouvelle musique. Son arrivée fut fulgurante. À peine descendu du train, il fut présenté à Dizzy Gillespie, qui, cherchant un bassiste, l'engagea sur-le-champ. Cette ascension rapide n'était pas un coup de chance, mais la convergence parfaite de compétences et de circonstances. Sa formation de pianiste lui avait donné une compréhension harmonique profonde, un atout inestimable à une époque où le bebop, avec sa complexité et sa vitesse, exigeait des bassistes bien plus que la simple énonciation des notes fondamentales. Brown pouvait "entendre" les accords comme un pianiste, lui permettant de construire des lignes de basse qui étaient à la fois des fondations rythmiques solides et des contre-mélodies intelligentes. Il se retrouva ainsi propulsé au cœur de la révolution, jouant aux côtés des plus grands innovateurs comme Charlie Parker, Art Tatum et Hank Jones. Au sein du big band de Gillespie, il formait avec Milt Jackson, Kenny Clarke et John Lewis une section rythmique d'exception, qui deviendrait plus tard le noyau du légendaire Modern Jazz Quartet.  

Si le bebop fut son baptême du feu, c'est sa collaboration de quinze ans (1951-1965) avec le pianiste Oscar Peterson qui a cimenté le statut de Ray Brown comme l'un des plus grands contrebassistes de tous les temps. Cette association légendaire n'était pas un simple engagement à long terme, mais un véritable laboratoire musical. La stabilité de la formation, que ce soit avec un guitariste comme Herb Ellis ou un batteur comme Ed Thigpen, a permis aux musiciens de développer une interaction quasi télépathique, élevant le format du trio à un dialogue entre égaux.  

Face à la virtuosité exubérante de Peterson, Brown n'était pas un simple accompagnateur mais un véritable contrepoids. Son jeu se caractérisait par un son énorme ("largest sound"), une justesse d'intonation infaillible ("best accuracy for intonation") et un swing puissant et constant qui servait de "cheville ouvrière" ("lynchpin") au groupe. Il ancrait l'harmonie avec une telle autorité qu'il libérait Peterson, lui permettant d'explorer les confins de sa technique sans jamais perdre le cap. Ses walking bass lines, devenues un modèle du genre, n'étaient pas de simples arpèges mais de véritables conversations mélodiques, des contre-chants qui répondaient, soutenaient et défiaient le piano. Cette période a défini le standard moderne de ce que doit être une section rythmique de classe mondiale, un équilibre parfait entre soutien et interaction créative.  

La sonorité distinctive de Ray Brown était le fruit de choix techniques précis et d'une relation intime avec ses instruments. Il a joué sur plusieurs contrebasses remarquables au cours de sa carrière, chacune contribuant à sa palette sonore. Un tableau synthétique permet de mieux appréhender ses outils de prédilection.

Instrument Origine/Fabricant Taille Caractéristiques Notables Cordes Utilisées
Contrebasse Silvestre France (c. 1890) Petite (Small) Forme de violon, dos bombé Mixte : boyau (G, D) et métal (A, E)
Contrebasse Italienne Italie (c. 1790) Grande (Large) Forme de violon, dos plat, chevilles ouvertes Mixte : boyau (G, D) et métal (A, E)
Contrebasse Gabute Philippines (1990) 7/8 Copie d'un modèle Testore, bois de Toona Calantas -

Au-delà des instruments, sa technique était tout aussi personnelle. Il favorisait un mélange de cordes en boyau pour le "feel" et la souplesse sous les doigts, et de cordes en métal pour la puissance dans les graves. La hauteur des cordes ("action") était un compromis savant : assez haute pour obtenir un son ample et puissant ("the bigger the tone"), mais assez basse pour permettre la vitesse et l'agilité dans les solos. Il utilisait principalement une technique de pilonnage à un seul doigt (l'index), une approche héritée de "l'ancienne école" qui contribuait à la clarté et à la force de son attaque. Son approche pédagogique, formalisée dans son livre Ray Brown's Bass Method, reflète cette philosophie : un travail rigoureux sur les gammes, les arpèges et la maîtrise du manche, considérant que la musicalité découle de la maîtrise technique et non de l'apprentissage de phrases toutes faites.  

Après avoir quitté le trio de Peterson, Brown s'installa à Los Angeles et entama une nouvelle phase de sa carrière, tout aussi prolifique, en tant que musicien de studio, leader de ses propres formations et mentor. Son éclectisme était remarquable. Il a accompagné les plus grandes voix, de Frank Sinatra à Tony Bennett, en passant par son ex-épouse Ella Fitzgerald, avec qui il a maintenu une relation musicale respectueuse après leur divorce. Il a même fait une incursion dans le monde du rock en enregistrant le titre "Razor Boy" sur l'album Countdown to Ecstasy de Steely Dan en 1973.  

En tant que leader, il a dirigé de nombreux trios acclamés, continuant à tourner et à enregistrer jusqu'à la fin de sa vie. Mais l'une de ses contributions les plus significatives fut son rôle de mentor. Il a découvert une jeune pianiste et chanteuse, Diana Krall, dans un restaurant au Canada et, impressionné par son talent, l'a encouragée à déménager à Los Angeles pour étudier avec lui, jouant un rôle déterminant dans le lancement de sa carrière internationale. Moins connue est sa facette d'homme d'affaires avisé, ayant géré les carrières de Quincy Jones et du Modern Jazz Quartet.  

Ray Brown s'est éteint dans son sommeil le 2 juillet 2002, laissant derrière lui une discographie monumentale et un héritage incommensurable. Plus qu'un bassiste, il fut un pilier, un standard par lequel tous les contrebassistes de jazz qui l'ont suivi ont été, et sont encore, mesurés.

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