
Ce vendredi 10 octobre 2025, le coeur des Moody Blues disparait à jamais. John Lodge, le bassiste, chanteur et auteur-compositeur légendaire du groupe The Moody Blues, s'est éteint à l'âge de 82 ans. Selon le communiqué de sa famille, sa mort fut « soudaine et inattendue », mais paisible. Dans un tableau d'une poignante symétrie, il « s'est éteint paisiblement, entouré de ses proches et au son de The Everly Brothers et de Buddy Holly ». Ce détail, loin d'être anecdotique, boucle parfaitement le récit d'une vie dont l'étincelle créative fut allumée par ces mêmes artistes pionniers du rock 'n' roll. La cause du décès n'a pas été révélée, ajoutant au choc de sa disparition au-delà du fait même qu'il était encore en tournée jusqu'à la fin de l'année.
La déclaration de sa famille a souligné les deux piliers qui ont soutenu son existence : « son amour indéfectible pour sa femme, Kirsten, et sa famille... suivi de sa passion pour la musique et de sa foi ». Cette hiérarchie des valeurs offre une clé de lecture essentielle pour comprendre non seulement l'homme, mais aussi l'artiste. Car John Lodge était bien plus que le bassiste d'un groupe de légende. Il fut un architecte fondamental du rock progressif, un innovateur mélodique qui a redéfini le rôle de la guitare basse, la faisant passer d'un instrument purement rythmique à une voix narrative de premier plan. Il était également un homme dont la grâce personnelle et la constance étaient aussi résonnantes que sa musique, une force tranquille au cœur de la révolution symphonique des Moody Blues. Cet article se propose de retracer le parcours de cet artiste exceptionnel, en explorant la genèse de son son unique, sa contribution inestimable à la musique populaire et l'héritage qu'il laisse aux générations de musiciens à venir.
John Charles Lodge est né le 20 juillet 1943 à Erdington, une banlieue de Birmingham, en Angleterre. Son éducation, qui l'a mené de la Birches Green Junior School au Central Grammar School, puis à des études d'ingénieur au Birmingham College of Advanced Technology, laissait présager un esprit méthodique et structuré. Ces traits de caractère se retrouveraient plus tard dans la précision et la clarté mélodique de ses lignes de basse.
Cependant, c'est dans le vacarme des cafés de son adolescence que sa véritable vocation s'est révélée. Lodge a souvent raconté comment, jeune homme, il dépensait son argent de poche non pas pour le déjeuner, mais pour un café et quelques pièces dans le jukebox. C'est là, en écoutant les disques de Fats Domino, Little Richard et Jerry Lee Lewis, qu'il a eu une épiphanie musicale. Il a compris que l'élément moteur de ce rock 'n' roll qu'il vénérait n'était pas la guitare ou la voix, mais « la main gauche sur le piano, la force motrice... le piano boogie, c'était le cœur du rock 'n' roll ». Cette prise de conscience est la pierre de Rosette pour déchiffrer son approche de la basse. Il ne cherchait pas à imiter d'autres bassistes — ils étaient rares et peu documentés à l'époque — mais à transposer l'énergie propulsive et la richesse harmonique des graves du piano à un instrument à cordes.
Sa quête de l'instrument parfait a commencé avec une basse Dallas Tuxedo, puis une Hofner President. Mais le moment décisif est survenu devant la vitrine du magasin de musique de Jack Woodruff. Il y vit une « Sunburst Precision Bass » avec une pancarte indiquant « Direct from the USA ». Avec l'aide de son père, il acheta l'instrument pour la somme considérable de 115 livres sterling, à une époque où une voiture en coûtait environ 300. Ce ne fut pas un simple achat, mais un investissement pour la vie : il enregistrera « presque toutes les chansons des Moody Blues » avec cette même basse. Avant de rejoindre les Moody Blues, il a fait ses armes sur la scène musicale dynamique de Birmingham, notamment aux côtés de son futur camarade Ray Thomas au sein du groupe El Riot and the Rebels, affinant son jeu et sa présence scénique.
En 1966, ses études d'ingénieur terminées, John Lodge accepte l'invitation de Ray Thomas à rejoindre The Moody Blues. Son arrivée coïncide avec celle du guitariste et chanteur Justin Hayward, en remplacement de Denny Laine et du bassiste Clint Warwick. Cette nouvelle formation, aujourd'hui considérée comme la formation « classique », allait non seulement sauver le groupe de l'oubli, mais aussi le propulser à l'avant-garde d'une révolution musicale.
Le groupe, jusqu'alors orienté R&B, se métamorphose en pionnier du rock symphonique et progressif. Le point de bascule est l'album Days of Future Passed, sorti en 1967. Le projet, initialement commandé par leur label Decca comme une version rock de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák pour promouvoir leur nouvelle technologie stéréo, fut habilement détourné par le groupe. Avec la complicité du chef d'orchestre Peter Knight, ils ont plutôt intégré leurs propres compositions originales à des arrangements orchestraux somptueux, créant un album concept qui suit le cours d'une journée. L'œuvre est aujourd'hui universellement reconnue comme l'un des premiers albums conceptuels de l'histoire du rock et un texte fondateur du genre progressif. Lodge lui-même dira de cet album qu'il « a changé nos vies pour toujours ».
La contribution de Lodge à ce nouveau son fut absolument cruciale. Ses lignes de basse, loin de se contenter de marquer le temps, tissaient des contre-mélodies qui dialoguaient avec la guitare de Hayward et le Mellotron de Mike Pinder. Sa voix, un fausset distinctif et des harmonies aiguës, est devenue une texture essentielle des arrangements vocaux complexes du groupe, ajoutant une dimension éthérée à leur son. Parallèlement, son talent d'auteur-compositeur s'épanouit, comme en témoigne le titre « Peak Hour » sur Days of Future Passed. L'innovation des Moody Blues ne résidait pas simplement dans l'ajout d'un orchestre à un groupe de rock. Elle provenait de l'intégration organique de plusieurs éléments : la basse mélodique de Lodge agissant comme un violoncelle, le Mellotron de Pinder comme un quatuor à cordes de poche, et les harmonies vocales à plusieurs voix créant une richesse chorale. Ensemble, ils ont forgé un langage sonore entièrement nouveau, un dialogue symphonique où chaque instrument, y compris la basse, avait une voix narrative.
Au cœur de l'art de John Lodge se trouvait une philosophie unique et profondément réfléchie du rôle de la basse. Pour lui, la ligne de basse ne devait pas seulement soutenir la chanson, elle devait être la chanson. Inspiré par le travail de James Jamerson de la Motown, il aspirait à créer des lignes si iconiques que l'on pourrait reconnaître le morceau en n'entendant que la basse. « Quand vous entendez son jeu de basse... vous savez quelle est la chanson. Et j'ai pensé, je dois vraiment jouer de ma basse de la même manière », a-t-il expliqué. Il décrivait souvent son jeu comme celui d'un « violoncelle sur une basse », cherchant constamment des notes qui enrichissaient l'harmonie de l'accord plutôt que de se contenter de sa fondamentale.
Cette approche se traduisait par un style de jeu mélodique, souvent complexe et contrapuntique. Des morceaux comme le trépidant « I'm Just a Singer (In a Rock and Roll Band) » ou l'hymne « Question » sont des exemples parfaits de ses lignes motrices et complexes, qui sont de véritables crochets musicaux à part entière. La prouesse était d'autant plus grande qu'il devait simultanément assurer des parties vocales complexes. Son conseil, teinté d'humour, pour accomplir cette tâche était simple : « Ne regardez pas en bas ».
Au-delà de son rôle de bassiste, John Lodge était un auteur-compositeur prolifique et influent, dont le travail a été récompensé par plusieurs prix ASCAP. Ses chansons constituaient souvent l'ancre rock 'n' roll du groupe, un contrepoids énergique aux compositions plus éthérées et romantiques de ses partenaires.
Pendant la pause du groupe au milieu des années 70, Lodge a collaboré avec Justin Hayward pour l'album Blue Jays (1975). Considéré par beaucoup comme un album « perdu » des Moody Blues, ce projet a permis à la voix de Lodge en tant qu'auteur-compositeur de s'exprimer plus librement, notamment sur des titres comme le puissant « Saved by the Music ». Ses autres albums solo, comme Natural Avenue (1977) et le plus tardif 10,000 Light Years Ago (2015), ont continué d'explorer sa vision musicale personnelle.
La longévité et la stabilité de la carrière de John Lodge reposaient sur un socle personnel d'une solidité remarquable. Son mariage avec Kirsten, célébré en septembre 1968, a duré jusqu'à sa mort, un fait rare dans le monde du rock. Ensemble, ils ont eu deux enfants, Emily — pour qui il a écrit la tendre « Emily's Song » — et Kristian.
Lodge était également un chrétien évangélique déclaré, attribuant à sa foi la force de lui avoir permis d'éviter les « excès du business du rock 'n' roll ». Cette dimension spirituelle offre un éclairage crucial sur son caractère, contrastant fortement avec le stéréotype de la rock star tourmentée.
Après que The Moody Blues ont cessé de tourner en 2018 — année de leur intronisation au Rock and Roll Hall of Fame — Lodge est devenu, de fait, le gardien de leur héritage sur scène. Il a continué à tourner sans relâche avec son propre groupe, souvent rejoint par son gendre Jon Davison, le chanteur de Yes. Ses concerts étaient de véritables célébrations, incluant des hommages touchants à ses amis et collègues disparus, Ray Thomas et Graeme Edge. Au moment de son décès, il avait des dates de tournée prévues pour décembre 2025, témoignant d'une passion intacte. Cette dernière décennie ne fut pas une retraite, mais une mission consciente : celle de préserver la musique des Moody Blues et d'honorer ses amis, assumant le rôle de conservateur vivant de leur héritage.
Ses dernières années furent également marquées par une vibrante créativité. Il a sorti une nouvelle version de Days of Future Passed - My Sojourn en 2023 et un nouvel EP, Love Conquers All, en février 2025. Cet EP a été écrit pendant sa convalescence suite à un grave accident vasculaire cérébral fin 2023, un fait qui ajoute une immense charge émotionnelle à ces dernières compositions et démontre une résilience hors du commun.
Son héritage st aussi immense que sa perte. Il restera dans les mémoires comme un pionnier qui a contribué à inventer un genre musical, un innovateur qui a élargi le vocabulaire de la guitare basse, et un auteur-compositeur qui a signé certains des hymnes les plus durables du rock. Son intronisation au Rock and Roll Hall of Fame et sa nomination parmi les dix bassistes les plus influents de tous les temps par le magazine Bass Player ne sont que la reconnaissance officielle d'un statut acquis de longue date.
À l'annonce de sa disparition, les hommages ont afflué de la part des fans et de ses pairs, comme la chanteuse Elaine Paige et le guitariste Steve Hackett, témoignant de l'étendue de son impact. La vie de John Lodge fut une composition harmonieuse, un équilibre parfait entre la famille, la foi et la musique. Le chanteur a quitté la scène, mais ses lignes de basse mélodiques — le cœur même du son des Moody Blues — continueront de résonner, une mélodie pour l'éternité. Il n'y a pas de meilleure façon de conclure cet article qu'en reprenant ses propres mots, ceux qu'il adressait à son public à la fin de chaque concert, un dernier hommage approprié : « Merci d'avoir gardé la foi ».
Ajouter un commentaire
Commentaires