Au revoir Monsieur Paul

Publié le 5 octobre 2025 à 09:04

Le 4 octobre 2025, le monde du rock belge a été frappé par une onde de choc silencieuse, mais assourdissante : Paul Van Bruystegem, le bassiste emblématique du trio Triggerfinger, s'est éteint à l'âge de 66 ans des suites d'une longue maladie. L'annonce a été immédiatement suivie d'un hommage poignant de son "frère" et leader du groupe, Ruben Block : « Nous sommes profondément attristés par le décès de notre ami et compagnon bien-aimé. [...] La vie semblera moins colorée sans lui ». Ces mots ont capturé l'essence d'une perte qui dépassait largement le cadre musical.

Connu sous les pseudonymes de "Monsieur Paul" ou de "Lange Polle" (le grand Polle), Van Bruystegem incarnait une dualité fascinante : d'un côté, l'artiste impeccablement stylé et réfléchi, de l'autre, le géant imposant et bienveillant qui dominait la scène. Sa silhouette était aussi reconnaissable que ses lignes de basse. Mais réduire Paul Van Bruystegem à son rôle de bassiste au sein du groupe de rock le plus influent de Belgique serait une erreur. Il était avant tout un architecte sonore, un pivot musical dont le choix délibéré de redéfinir le rôle de son instrument a été la pierre angulaire de la puissance explosive de Triggerfinger. Cet article retrace le parcours d'un guitariste chevronné devenu bassiste subversif, son art méticuleux et son héritage durable en tant qu'icône de la scène rock du Benelux.

Né à Louvain le 13 juin 1959, Paul Van Bruystegem a grandi dans une Belgique dont le paysage musical des années 1970 allait profondément marquer ses premières influences. Des groupes comme Black Sabbath ont jeté les bases de son amour pour un rock lourd et viscéral, une passion qui ne le quittera jamais. Avant de devenir le bassiste que le monde entier allait découvrir, il a passé des décennies à se forger une réputation de guitariste redoutable et polyvalent.

Dès les années 1980 et 1990, il s'est imposé comme une figure centrale et infatigable de la scène musicale belge. Il fut notamment un membre clé de The Wolf Banes, un groupe de garage rock fondé à Lierre en 1986, qui a marqué ses premières armes dans le circuit. Mais c'est surtout en tant que musicien de session et producteur qu'il a tissé sa toile. Sa discographie est un véritable "who's who" de la musique belge et internationale : il a prêté ses talents à Beverly Jo Scott, The Popgun, Big Bill, Neeka, Roland Van Campenhout, Guy Swinnen, mais aussi à des artistes comme Tom Robinson et Frankie Miller. Cette période intense de collaborations a fait de lui un "musicien pour musiciens", un artisan respecté pour sa fiabilité, sa créativité et son oreille aiguisée. Son intérêt pour la création sonore dans son ensemble l'a également conduit à s'impliquer dans le Red Tape Recording Studio à Lierre, confirmant son statut de technicien autant que d'artiste.

Cependant, cette vie de musicien de l'ombre n'a pas été sans heurts. Dans son livre autobiographique de 2016, Monsieur Paul: On Tour, il a levé le voile avec une franchise désarmante sur ses combats contre l'addiction, évoquant sans détour une consommation "d'alcool, de cocaïne, de Xanax, un peu de tout". Cette période sombre, qu'il a décrite comme une vie de "zuipen, gebruiken en spelen" (boire, se droguer et jouer), contraste de manière saisissante avec les deux décennies de succès et de discipline qui allaient suivre.

L'arrivée de Triggerfinger dans sa vie peut être vue comme le début d'un troisième acte, une véritable renaissance personnelle et artistique. La structure du groupe et les liens profonds qu'il a tissés avec ses partenaires, qu'il décrivait comme une évolution "d'amis à frères, puis à âmes sœurs", lui ont probablement offert la stabilité nécessaire pour surmonter ses démons. Son succès retentissant avec le trio n'est donc pas seulement l'apogée de sa carrière, mais aussi le symbole d'une victoire personnelle, rendant son parcours encore plus admirable.

L'histoire de la formation classique de Triggerfinger commence en 2003 par un coup du destin. Le groupe, alors composé de Ruben Block et Mario Goossens, se sépare de son bassiste originel, Wladimir Geels, pour des divergences stylistiques. À ce moment-là, Paul Van Bruystegem, déjà un grand fan du duo, était en train d'enregistrer leur premier album dans son propre studio. C'est alors que Ruben Block lui a fait une proposition inattendue : abandonner la guitare pour prendre la basse. La réponse de Paul fut immédiate et enthousiaste : « J'étais assez fan pour dire "oui, laisse-moi essayer", et ça a marché ».

Cette décision n'était pas un simple dépannage ou un acte de complaisance ; elle témoignait d'une intuition musicale profonde. Un musicien du calibre de Van Bruystegem ne change pas d'instrument principal à la légère. Il a perçu un potentiel unique dans cette configuration à trois, une "chimie spécifique" qui valait la peine de réinventer son propre rôle musical.3 Il sentait qu'ils partageaient la même "mentalité, la même vision et le même humour", des éléments qu'il jugeait essentiels à la cohésion d'un groupe.Cet acte d'engagement, dénué d'ego et entièrement dévoué au son du collectif, est le véritable acte de naissance du Triggerfinger qui allait conquérir l'Europe.

Dès la sortie de leur premier album éponyme en 2004, le trio a imposé un son unique, souvent comparé à Queens of the Stone Age ou Led Zeppelin, mais avec une saveur typiquement belge.Leur réputation s'est d'abord construite sur scène, où leur énergie brute et leur précision chirurgicale en ont fait l'un des groupes live les plus explosifs du continent. Les albums se sont succédé, chacun consolidant leur statut :

What Grabs Ya? (2008), All This Dancin' Around (2010) qui fut disque de platine en Flandre, le très acclamé By Absence Of The Sun (2014) qui s'est classé numéro 1 en Belgique et aux Pays-Bas, et enfin Colossus (2017). Leur domination a été couronnée par une pluie de récompenses, notamment plusieurs Music Industry Awards (MIA) pour "Meilleur Groupe", "Meilleur Live Act" et "Hit de l'Année".

En 2012, un événement inattendu les a propulsés sur la scène internationale. Leur reprise acoustique et pleine de tension de I Follow Rivers de Lykke Li, enregistrée lors d'une session radio, est devenue un succès viral colossal. Ce hit a démontré leur capacité unique à s'approprier n'importe quel morceau pour le déconstruire et le réassembler avec leur signature sonore, faite de tension contenue et de déflagrations cathartiques.

Le secret de la puissance de Triggerfinger résidait en grande partie dans l'approche révolutionnaire de Paul Van Bruystegem envers son instrument. Rejetant le rôle traditionnel du bassiste comme simple fondation rythmique, il cherchait un son "smerigs en gitaarachtigs" – sale et proche de celui d'une guitare. Ses héros n'étaient pas les bassistes au son rond et feutré, mais les cogneurs comme John Entwistle de The Who et surtout Lemmy Kilmister de Motörhead, dont il admirait l'approche agressive et distordue.

Sa conception du groove était tout aussi unique. Là où de nombreux groupes cherchent l'unisson, Triggerfinger cultivait l'entrelacement. Paul expliquait que chaque membre jouait des parties rythmiques distinctes qui s'emboîtaient les unes dans les autres, créant une polyrythmie complexe qui rendait leur musique à la fois puissante, "dansante et sexy".12 Il ne se contentait pas de suivre la batterie ; il dialoguait avec elle et avec la guitare, créant un triangle sonore où chaque sommet était indispensable à l'équilibre de l'ensemble.

Si son son s'inspirait de l'agressivité britannique, son cœur musical battait au rythme du rock des Plats Pays. Il vénérait Rinus Gerritsen, le bassiste de Golden Earring, qu'il considérait comme son "véritable idole" et "le Jimi Hendrix de la basse". Il citait également Frank Kraaijeveld du groupe néerlandais The Bintangs comme une influence majeure de sa jeunesse. Cette filiation démontre que Paul Van Bruystegem ne se contentait pas de copier un modèle international ; il s'inscrivait consciemment dans une lignée de rock du Benelux, fière et authentique. En devenant à son tour une icône, il a solidifié cette tradition, inspirant une nouvelle génération de musiciens locaux.

Son équipement était le prolongement direct de sa philosophie. Toute sa configuration scénique trahissait son passé de guitariste et sa quête d'un son de basse non conventionnel. Il utilisait des têtes d'amplis de guitare Hiwatt et des baffles de guitare 4x12 pouces, car il avouait détester les infra-basses ("sublaag") typiques des rigs de basse, qui, selon lui, manquaient de définition. Ses choix de pédales étaient tout aussi révélateurs : il préférait la version standard de la Fulltone Full-Drive 2 à son équivalent pour basse, cherchant le grain et la saturation d'une guitare. Son rig n'était pas celui d'un bassiste cherchant à sonner comme un guitariste, mais celui d'un esprit de guitariste réinventant fondamentalement la fonction sonore de la basse pour occuper un espace agressif et riche en médiums au sein d'un power trio.

En février 2023, Paul Van Bruystegem a annoncé son départ de Triggerfinger après vingt années de service loyal. Dans sa déclaration officielle, il a exprimé le désir de faire un "sprong in het diepe" (un saut dans l'inconnu) et de se consacrer à de nouveaux projets, tout en remerciant profondément ses "frères" pour cette aventure extraordinaire.

Cependant, derrière cette volonté de renouveau artistique se cachait une réalité plus poignante. Il a été rapporté que les tournées devenaient "fysiek te zwaar" (physiquement trop éprouvantes) pour lui. Son décès d'une longue maladie un peu plus de deux ans plus tard suggère que son départ n'était pas seulement un choix, mais une nécessité. Cette perspective recadre ses derniers projets non pas comme une simple bifurcation de carrière, mais comme une course courageuse contre la montre pour continuer à créer, dans des conditions plus adaptées à son état de santé.

Loin de se retirer, il a immédiatement canalisé son énergie créatrice dans un nouveau projet, Mr. Paul & The Lowriders. Ce groupe lui a permis d'explorer des territoires sonores centrés sur les instruments à registre grave, comme les basses, les guitares barytons et les banjos basse. En 2023, il a sorti l'album Unguarded Thoughts, un titre évocateur qui peut être considéré comme son testament artistique. Cet ultime opus est la preuve de sa passion indéfectible pour la musique, un dernier message partagé avec le monde.

Son dernier concert avec Triggerfinger a eu lieu dans une Ancienne Belgique chargée d'émotion le 11 juin 2023, un adieu incandescent à vingt ans d'histoire commune. Sa toute dernière apparition sur scène, tous projets confondus, s'est déroulée en octobre 2024, marquant la fin d'une ère pour la musique belge.

L'héritage de Paul Van Bruystegem va de la rock star au style impeccable, l'innovateur sonore, le producteur avisé et le mentor discret. Il restera dans les mémoires comme une "stille kracht" (une force tranquille), dont l'influence a largement dépassé les quatre cordes de son instrument. On souligne autant son "groove caractéristique" que son humour et sa chaleur humaine, le décrivant comme un "ami et compagnon bien-aimé".

Mais l'image la plus juste est peut-être celle évoquée par Ruben Block : "een man met een groovende donder" – un homme au tonnerre groovy. Aujourd'hui, Paul Van Bruystegem s'est tu. Mais le tonnerre de sa basse, unique, subversive et profondément groovy, continuera de résonner longtemps dans le panthéon du rock européen. Comme l'ont écrit ses amis, sa musique "blijft voortleven" – elle continue de vivre.

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