
Roger Waters n'a jamais été simplement le bassiste de Pink Floyd. Le réduire à ce rôle serait ignorer l'essence même de ce qui a transformé un groupe de rock psychédélique en un phénomène culturel mondial. Il en fut l'âme conceptuelle, le moteur lyrique et, finalement, la force centrifuge qui provoqua sa propre dislocation. Sa carrière est définie par un paradoxe central : un homme qui a construit des murs métaphoriques et littéraux pour explorer l'aliénation, tout en utilisant simultanément sa tribune pour démolir les murs politiques qu'il abhorre. Cette dualité façonne un double héritage : celui d'un visionnaire qui a redéfini les contours de l'album rock, le transformant en une œuvre d'art narrative et philosophique, et celui d'un activiste polarisant dont les prises de position menacent souvent d'éclipser son génie artistique. Plongez au cœur de cette complexité, en explorant l'homme, l'artiste, le bassiste et le militant. De la blessure originelle de son enfance aux spectacles monumentaux de sa carrière solo, en passant par les sommets créatifs et les conflits destructeurs de Pink Floyd, voici le portrait complet d'une des figures les plus importantes et les plus controversées de l'histoire du rock.
L'ombre du père : la blessure originelle
Pour comprendre l'œuvre de George Roger Waters, il faut remonter à la source de sa mythologie personnelle, à une absence qui a tout défini : celle de son père, Eric Fletcher Waters. Né le 6 septembre 1943 à Great Bookham, dans le Surrey, Roger n'a jamais connu ce père, tué au combat le 18 février 1944, lors de la bataille d'Anzio en Italie, alors que Roger n'avait que cinq mois. Cette perte n'est pas une simple note biographique ; c'est la blessure primitive, le fantôme obsessionnel qui hante l'ensemble de sa création, des thèmes de l'abandon dans The Wall à la critique de la guerre dans The Final Cut.
Le destin d'Eric Waters est lui-même porteur d'une complexité qui nourrira la vision du monde de son fils. D'abord objecteur de conscience au début de la Seconde Guerre mondiale, conduisant une ambulance pendant le Blitz, il changea d'avis face à la montée du fascisme et rejoignit l'armée pour le combattre. Cette histoire a forgé chez Roger Waters une conviction anti-fasciste viscérale et une méfiance profonde envers les systèmes – gouvernements, armées, institutions – responsables de la mort de son père. Cette tragédie originelle est la clé de voûte de son univers. Elle explique sa haine de l'autorité, son empathie pour les victimes de la guerre et sa quête incessante de sens face à une perte absurde. Après la mort de son mari, sa mère, Mary, également enseignante, déménagea avec ses deux fils à Cambridge, où elle éleva Roger dans une atmosphère que celui-ci décrira plus tard comme surprotectrice, voire étouffante. La figure du père absent et celle de la mère omniprésente deviendront les deux piliers archétypaux de son œuvre la plus célèbre, The Wall.
La jeunesse de Waters à Cambridge est marquée par une aversion pour le système scolaire, qu'il jugeait oppressif – un sentiment qui explosera des années plus tard dans "Another Brick in the Wall". Élève médiocre, il se distingue davantage dans le sport et l'activisme. À seulement 15 ans, il préside la Campagne des jeunes pour le désarmement nucléaire de Cambridge (YCND), pour laquelle il conçoit même l'affiche publicitaire. C'est à cette période qu'il se lie d'amitié avec un jeune artiste excentrique, Syd Barrett, et vit non loin d'un autre futur guitariste de légende, David Gilmour.
Après un bref passage en ingénierie mécanique, des tests d'aptitude l'orientent vers l'architecture. En 1962, il s'inscrit à la Regent Street Polytechnic de Londres, un tournant décisif où il rencontre ses futurs partenaires musicaux, Nick Mason et Richard Wright. Ensemble, ils explorent leurs premières ambitions musicales au sein de diverses formations éphémères aux noms évocateurs comme "Sigma 6" ou "The Meggadeaths". Waters, à cette époque, joue de la guitare rythmique. Le groupe évolue, change de nom pour devenir "The Abdabs" puis "Tea Set". C'est l'arrivée de Syd Barrett et du guitariste Bob Klose qui solidifie la formation. Waters, par nécessité, passe à la basse. Fin 1965, alors qu'ils doivent jouer un concert et qu'un autre groupe se nomme également Tea Set, Syd Barrett a une inspiration fulgurante : il combine les prénoms de deux bluesmen de Caroline, Pink Anderson et Floyd Council, pour créer "The Pink Floyd Sound".
Sous l'impulsion créative et le charisme magnétique de Syd Barrett, Pink Floyd devient rapidement un pilier de la scène underground londonienne, pionnier du rock psychédélique britannique. Leurs performances, notamment au UFO Club, sont légendaires, mêlant improvisations étendues, expérimentations sonores et light-shows novateurs. À ce stade, le rôle de Waters est principalement celui d'un musicien. Barrett est le leader incontesté, le compositeur et le parolier principal. Sur le premier album du groupe, The Piper at the Gates of Dawn (1967), l'écriture de Waters n'apparaît que sur un seul titre, "Take Up Thy Stethoscope and Walk". Ce morceau, bien que moins complexe et imaginatif que les compositions de Barrett, témoigne d'une ambition naissante. Il établit un point de départ, une base à partir de laquelle l'ascension créative de Roger Waters allait, par la force des circonstances, devenir inévitable.
La flamme créatrice de Syd Barrett, si brillante, fut tragiquement brève. Sa consommation de drogues hallucinogènes et sa santé mentale déclinante le rendirent de plus en plus erratique et incapable d'assurer son rôle. Le groupe, face à l'implosion de son leader, prit une décision difficile mais nécessaire : intégrer David Gilmour en décembre 1967, d'abord pour épauler Barrett sur scène, puis pour le remplacer définitivement en avril 1968.
Le départ de Barrett laissa un vide créatif béant. Pink Floyd perdait son principal auteur-compositeur et sa direction artistique. C'est dans ce contexte que Roger Waters, plus à l'aise avec les mots qu'avec la composition à cette époque, s'imposa progressivement. Il devint le parolier attitré du groupe, puis, album après album, son leader conceptuel, l'architecte qui allait ériger les monuments sonores les plus ambitieux de l'histoire du rock.
La tétralogie de l'aliénation
The Dark Side of the Moon (1973) : le chef-d'œuvre philosophique
The Dark Side of the Moon n'est pas seulement un album ; c'est un phénomène. Waters y distille des thèmes universels – les pressions de la vie moderne, le passage du temps, la cupidité, la mort, la folie – en un concept cohérent et accessible. Son génie lyrique transforme des concepts philosophiques abstraits en vers poétiques et percutants, touchant une corde sensible chez des millions d'auditeurs.10 L'idée d'utiliser des collages sonores et des extraits d'interviews, recueillis auprès de diverses personnes croisées aux studios d'Abbey Road à qui il posait des questions sur des fiches, est une marque de sa vision conceptuelle, intégrant la voix humaine ordinaire au cœur de l'œuvre.
Cependant, la puissance universelle de l'album réside dans une symbiose parfaite, et jamais réitérée, entre la vision intellectuelle et souvent sombre de Waters et la musicalité du reste du groupe. Waters a fourni le squelette lyrique et conceptuel, mais c'est la guitare planante et mélodique de David Gilmour qui offre l'exutoire émotionnel ("Time", "Money"). Ce sont les claviers éthérés de Richard Wright qui donnent à l'album son atmosphère cosmique et onirique (notamment sa composition "The Great Gig in the Sky"). C'est la batterie précise de Nick Mason et ses expérimentations sur les boucles de bandes magnétiques qui lui donnent son pouls si reconnaissable ("Money"). The Dark Side of the Moon est la preuve irréfutable que Pink Floyd était à son apogée lorsque la tension entre le cynisme de Waters et l'empathie musicale du groupe était en parfait équilibre. Les revendications ultérieures de Waters sur la paternité quasi-exclusive de l'œuvre occultent cette magie collaborative cruciale qui en a fait l'un des albums les plus vendus de tous les temps.
Wish You Were Here (1975) : l'élégie de l'absence
Succéder à un tel monument était une tâche colossale. Le groupe, désormais au sommet de sa gloire, se sentait paradoxalement vide et désorienté. C'est ce sentiment qui infuse Wish You Were Here, un album dont le thème central est l'absence. L'absence de Syd Barrett, bien sûr, à qui est dédiée la poignante suite "Shine On You Crazy Diamond". L'absence émotionnelle du groupe face à son propre succès, critiquant l'industrie musicale dans "Welcome to the Machine" et "Have a Cigar". Et enfin, l'absence à soi-même, un sentiment d'aliénation que Waters explore dans la chanson-titre.
Les paroles de "Wish You Were Here" sont d'une ambiguïté magistrale. Elles peuvent être lues comme un hommage à Syd, un dialogue de Waters avec sa propre conscience, ou même une lamentation sur la "bromance" brisée entre lui et Gilmour, dont la collaboration devenait de plus en plus tendue. L'album est hanté par le fantôme de Barrett, qui fit une apparition surréaliste et tragique dans le studio pendant les sessions d'enregistrement. Méconnaissable, le crâne rasé et les sourcils épilés, il était la manifestation physique et poignante des thèmes de l'album.
Animals (1977) : la vivisection politique
Avec Animals, le pouvoir de Waters sur le groupe devient quasi absolu. Cet album est sa déclaration politique la plus directe et la plus virulente, une critique acerbe du capitalisme et de la société britannique des années 70, librement inspirée de La Ferme des animaux de George Orwell. Waters y classe la société en trois catégories animales : les "Chiens" (Dogs), hommes d'affaires impitoyables et opportunistes ; les "Cochons" (Pigs), politiciens et moralisateurs corrompus et tyranniques ; et les "Moutons" (Sheep), la masse docile et malléable.
Cet album marque un tournant décisif dans la dynamique du groupe. Waters écrit la quasi-totalité de la musique et l'intégralité des paroles, Gilmour n'étant co-crédité que sur le long morceau "Dogs". Le son du groupe se durcit, devient plus agressif, centré sur les guitares et la voix de plus en plus abrasive de Waters. Les contributions de Richard Wright aux claviers sont reléguées à l'arrière-plan, une marginalisation créative qui annonce son éviction future.
Animals est le son d'une vision unique, celle de Waters, qui domine désormais le collectif. C'est un album sombre, cynique, et brillant, qui prépare le terrain pour la fracture finale.
The Wall (1979) : l'opéra-rock autobiographique
Le concept de The Wall est né d'un incident survenu lors de la tournée In the Flesh en 1977. Excédé par le bruit et le manque d'écoute d'une partie du public, Waters cracha au visage d'un fan. Horrifié par son propre acte, il prit conscience du mur d'aliénation qui s'était érigé entre lui et son public. Cette idée devint la métaphore centrale de son œuvre la plus ambitieuse.
The Wall est un opéra-rock qui retrace la vie de Pink, une rock-star fictive dont la biographie est un amalgame de la vie de Waters et de celle de Syd Barrett. Chaque traumatisme de la vie de Pink est une "brique" dans le mur psychologique qu'il construit pour s'isoler du monde. L'analyse de l'album se fait brique par brique : la mort du père à la guerre ("Another Brick in the Wall, Pt. 1"), la mère surprotectrice ("Mother"), le système éducatif castrateur ("The Happiest Days of Our Lives", "Another Brick in the Wall, Pt. 2"), l'échec de son mariage ("Don't Leave Me Now") et la vacuité de la célébrité ("Young Lust", "One of My Turns"). Le producteur Bob Ezrin joua un rôle crucial dans la structuration de ce récit complexe et dans la médiation des tensions de plus en plus vives au sein du groupe.38
L'enregistrement de The Wall est une histoire en soi, une méta-narration où la création de l'album reflète ses propres thèmes de fragmentation et d'isolement. La vision de Waters, intensément personnelle et intransigeante, a érigé un mur métaphorique entre lui et les autres membres du groupe. Cette tension a culminé par un acte d'une brutalité inouïe : Waters a purement et simplement renvoyé Richard Wright du groupe pendant les sessions, le reléguant au statut de musicien salarié pour la tournée. La création de ce chef-d'œuvre sur la désintégration a directement provoqué la désintégration de la formation classique de Pink Floyd. L'art était devenu la réalité.
The Final Cut (1983) : le requiem et la fin
Considéré par beaucoup comme le premier véritable album solo de Roger Waters, The Final Cut est l'épilogue de The Wall et le chant du cygne de sa collaboration avec Pink Floyd. Le sous-titre de l'album, "A requiem for the post-war dream by Roger Waters, performed by Pink Floyd", ne laisse aucune place au doute quant à sa paternité et à son thème central : un hommage poignant à son père et une critique virulente de la guerre des Malouines et de la politique de Margaret Thatcher.
Richard Wright est totalement absent de l'album, et la participation de David Gilmour est réduite au minimum. La fracture est désormais irréparable. En 1985, Roger Waters annonce officiellement son départ du groupe, pensant que Pink Floyd ne pourrait pas continuer sans lui. S'ensuivra une bataille juridique acrimonieuse pour le contrôle du nom, qu'il finira par perdre. C'était la fin d'une ère.
Le bassiste derrière le concept
L'approche de Roger Waters en tant que bassiste est le reflet direct de son rôle de compositeur et d'architecte sonore. Son jeu n'est pas celui d'un virtuose en quête de démonstration technique, mais celui d'un auteur qui utilise son instrument pour servir une vision globale. Son style est souvent décrit comme simple, solide et mélodique, toujours au service de la chanson, de sa narration et de son atmosphère. Il ne cherche pas à briller, mais à construire les fondations sur lesquelles les paysages sonores de Pink Floyd peuvent s'épanouir.
Son génie ne réside pas dans la complexité, mais dans sa capacité à créer des lignes de basse qui deviennent l'épine dorsale, voire l'identité même des morceaux. L'exemple le plus frappant est le riff emblématique de "Money", avec sa signature rythmique atypique en qui donne au morceau son groove reconnaissable entre tous. Pour Waters, la basse n'est pas qu'un instrument rythmique ; c'est un outil narratif. Dans "One of These Days", la ligne de basse distordue et menaçante
est le danger. Dans la version live d'"Echoes" à Pompéi, sa partie de basse durant la section funk est un modèle de groove et d'interaction. Dans "Time", les notes étouffées du début évoquent le tic-tac d'une horloge. Il utilise la tonalité, le rythme et le phrasé pour renforcer le concept lyrique, prouvant que la "compétence" d'un bassiste peut se mesurer en impact émotionnel et narratif autant qu'en vélocité.
Le parcours de Roger Waters en matière d'équipement illustre son évolution musicale. À ses débuts, il utilise une basse Höfner President, puis une Rickenbacker 4001S (modèle RM-1999 pour le marché britannique) avec sa finition "Fireglo", un instrument emblématique de l'ère psychédélique.
Cependant, dès la fin des années 60, il développe une relation durable avec la Fender Precision Bass, qui deviendra son instrument de prédilection. Son modèle le plus iconique est une P-Bass noire avec une touche en érable, qui l'accompagne depuis le début des années 70 et sur la plupart des grands albums du groupe. Cette basse a connu plusieurs modifications au fil du temps, notamment l'ajout d'un pickguard noir, d'un manche de remplacement custom par Charvel et de micros Seymour Duncan Quarter Pound. Ce modèle a d'ailleurs servi de base à la Fender Roger Waters Signature P-Bass. Pour le son, il privilégie les cordes à filet plat Rotosound, qui lui procurent un son rond et mat, et a utilisé des amplificateurs Hiwatt pendant la grande période de Pink Floyd, avant de se tourner plus tard vers des têtes Ampeg.
Waters contre Gilmour à la basse
Une question récurrente parmi les fans et les musiciens concerne l'identité du bassiste sur de nombreux enregistrements de Pink Floyd. Il est en effet de notoriété publique que David Gilmour a enregistré une part significative des lignes de basse sur les derniers albums du groupe, notamment Animals et The Wall. Les raisons invoquées sont multiples : Gilmour, musicien techniquement plus accompli, pouvait enregistrer les parties plus rapidement, ce qui était crucial lors des sessions tendues et coûteuses de The Wall. De plus, Waters, en tant que producteur et cerveau conceptuel, préférait souvent être à la console de mixage pour avoir une vue d'ensemble du son, plutôt que de se concentrer sur l'exécution d'un instrument. Waters lui-même a admis à plusieurs reprises que son intérêt principal a toujours été l'écriture et la composition, bien plus que la pratique instrumentale. Il ne s'agit donc pas tant d'un aveu d'incapacité que d'une différence de priorités artistiques.
La trilogie solo : liberté et difficultés commerciales
Après son départ de Pink Floyd, Roger Waters s'est lancé dans une carrière solo qui lui a offert une liberté créative totale, mais l'a également confronté à des réalités commerciales plus difficiles.
The Pros and Cons of Hitch Hiking (1984) : Cet album est né des mêmes sessions de brainstorming que The Wall. En 1978, Waters présenta les deux concepts au groupe, qui choisit The Wall. Rejeté à l'époque car jugé trop personnel, Pros and Cons explore en temps réel les rêves et les pensées d'un homme en pleine crise de la quarantaine, sur une période de 42 minutes. L'album, au récit en flux de conscience et à la pochette controversée (montrant une auto-stoppeuse nue), reçut un accueil critique mitigé. La tournée qui suivit, malgré la présence d'Eric Clapton à la guitare, peina à remplir les salles, entraînant des pertes financières importantes pour Waters.
Radio K.A.O.S. (1987) : Deuxième album-concept, Radio K.A.O.S. raconte l'histoire de Billy, un jeune homme handicapé du Pays de Galles qui peut capter les ondes radio dans sa tête et communiquer avec un DJ californien, sur fond de Guerre Froide et de politique de l'ère Thatcher. L'album est marqué par une production très ancrée dans les années 80, avec une forte présence de synthétiseurs et de boîtes à rythmes, un choix stylistique que Waters regrettera plus tard. Sa sortie fut complètement éclipsée par le retour triomphal de Pink Floyd avec A Momentary Lapse of Reason la même année, accentuant la rivalité entre les anciens partenaires.
Amused to Death (1992) : Considéré par beaucoup comme son chef-d'œuvre solo, cet album marque un retour en force critique.Inspiré par le livre de Neil Postman, Se distraire à en mourir, l'album est une critique féroce de la société du spectacle et de la manière dont les médias de masse, en particulier la télévision, nous désensibilisent à la guerre et à la souffrance.Musicalement plus riche et organique que ses prédécesseurs, l'album bénéficie de la participation du guitariste virtuose Jeff Beck, dont les solos apportent une tension et une brillance remarquables.
Le spectacle total : redéfinir le concert rock
Libéré des contraintes d'un groupe, Waters a pu pousser sa vision scénique à son paroxysme, transformant ses concerts en expériences théâtrales et cinématographiques totales.
The Wall – Live in Berlin (1990) : Organisé le 21 juillet 1990 sur le Potsdamer Platz, l'ancien "no man's land" du mur de Berlin, huit mois après sa chute, ce spectacle monumental a réuni une pléiade de stars (Scorpions, Cyndi Lauper, Van Morrison, Joni Mitchell...) devant une foule de plus de 450 000 personnes. Il s'agissait de la fusion parfaite entre son œuvre la plus célèbre et un moment charnière de l'histoire mondiale, un acte symbolique d'une puissance inouïe.
Les tournées mondiales : Ses tournées solo ont établi de nouveaux standards en matière de production scénique. Que ce soit The Dark Side of the Moon Live (2006-2008), la tournée record The Wall Live (2010-2013) – qui fut à l'époque la plus rentable pour un artiste solo – ou la récente et très politique tournée This Is Not a Drill (2022-2023), chaque spectacle est une immersion totale. Les messages politiques, autrefois sous-jacents, deviennent le texte principal, projetés sur des écrans géants qui diffusent des réquisitoires contre les dirigeants politiques, les injustices sociales et la guerre.La scène devient sa tribune, et la musique, le véhicule de son activisme. Roger Waters achève ainsi sa transformation de musicien de rock en artiste de performance politique.
Au-delà de ses albums rock, Waters a exploré d'autres formats, comme l'opéra Ça Ira (2005), une œuvre ambitieuse sur la Révolution française. En 2017, il sort Is This the Life We Really Want?, son premier album rock en 25 ans. Produit par Nigel Godrich (connu pour son travail avec Radiohead), l'album est un retour aux sources thématiques et sonores, salué par la critique comme son meilleur travail depuis Amused to Death.
En 2023, pour le 50e anniversaire de The Dark Side of the Moon, il sort The Dark Side of the Moon Redux. Ce projet est peut-être l'acte le plus radical de sa carrière : une réinterprétation complète de l'album où il remplace les parties instrumentales iconiques, notamment les solos de guitare de Gilmour, par des passages en spoken-word.C'est sa tentative ultime de reprendre le contrôle de son héritage, en recentrant l'œuvre sur ce qu'il a toujours considéré comme son essence : ses textes. L'accueil fut, sans surprise, extrêmement partagé, certains y voyant un exercice artistique courageux et profond, d'autres un acte d'ego sacrilège et ennuyeux.
L'artiste engagé : une vie de protestation
L'activisme politique de Roger Waters n'est pas une facette tardive de sa personnalité ; il est intrinsèquement lié à son art depuis ses débuts. Les thèmes qui irriguent son œuvre sont constants : un sentiment anti-guerre et anti-fasciste né de la mort de son père, une critique acerbe du capitalisme, du consumérisme et de l'aliénation qu'ils engendrent (Money, Animals), et un humanisme profond qui appelle à l'empathie et à la connexion entre les êtres pour surmonter les murs qui nous séparent.
Sa prise de position la plus véhémente et la plus controversée est sans conteste son soutien à la cause palestinienne. Waters est un membre actif du mouvement Boycott, Divestment and Sanctions (BDS), qui prône des sanctions économiques et culturelles contre Israël pour sa politique envers les Palestiniens. Ce militantisme lui a valu de nombreuses et virulentes accusations d'antisémitisme.
Plusieurs incidents sont régulièrement cités par ses détracteurs. Lors de ses concerts, il a fait flotter un ballon en forme de cochon sur lequel était apposé, parmi d'autres symboles (comme le dollar ou la faucille et le marteau), une étoile de David. Il a également comparé à plusieurs reprises la politique israélienne à celle de l'Allemagne nazie des années 30. Enfin, lors de la tournée This Is Not a Drill, son apparition sur scène dans un uniforme rappelant celui d'un officier SS (un costume lié au personnage de Pink dans le film The Wall depuis des décennies) a déclenché une enquête de la police de Berlin.
Face à ces accusations, Waters a toujours maintenu qu'il était anti-sioniste et non antisémite, et que son iconographie visait à dénoncer le fascisme sous toutes ses formes. Ses positions ont provoqué des conflits avec d'autres artistes comme Radiohead ou Nick Cave, qu'il a publiquement exhortés à annuler leurs concerts en Israël, ainsi que l'annulation de certains de ses propres concerts en Allemagne. L'affaire a pris une tournure encore plus personnelle lorsque Polly Samson, parolière et épouse de David Gilmour, l'a qualifié sur les réseaux sociaux d'"antisémite jusqu'à la moelle", des propos soutenus par Gilmour lui-même.
L'activisme de Waters ne se limite pas au conflit israélo-palestinien. Il est un fervent défenseur du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, considérant son cas comme une attaque frontale contre la liberté de la presse et le droit d'informer.
Ses déclarations sur d'autres sujets géopolitiques ont également suscité la polémique. Lors d'un discours aux Nations Unies, il a qualifié l'invasion russe de l'Ukraine de "provoquée", tout en la condamnant, ce qui a entraîné l'annulation de ses concerts en Pologne. Il a aussi pris position sur la question de Taïwan, affirmant qu'elle faisait partie de la Chine, s'alignant sur la position de Pékin.
L'approche de Waters en matière d'activisme est le miroir de son leadership artistique : intransigeante, conflictuelle et ancrée dans une certitude absolue de sa propre justesse morale et intellectuelle. Il refuse de modérer son langage, utilisant des termes comme "génocide" qui polarisent inévitablement le débat. Cette intransigeance est à la fois sa plus grande force en tant qu'artiste conceptuel, lui permettant de créer des œuvres d'une puissance singulière comme
The Wall, et sa plus grande faiblesse en tant que figure publique, son message étant souvent noyé dans la controverse qu'il génère lui-même.
L'impact de Roger Waters sur la musique rock est monumental et indéniable. Il a été l'un des principaux artisans de l'élévation de l'album du statut de simple collection de chansons à celui d'une forme d'art narrative et cohérente.1 Il a injecté dans les paroles du rock une profondeur philosophique, politique et psychologique rarement vue à une telle échelle, influençant des générations d'artistes, de Radiohead à Dream Theater en passant par Tame Impala.
Pourtant, sa figure reste complexe et non résolue. C'est un artiste dont l'immense talent pour articuler la douleur de l'aliénation l'a ironiquement conduit à s'isoler de son propre groupe. C'est un homme dont l'humanisme passionné s'exprime souvent à travers une personnalité publique perçue comme abrasive et conflictuelle.
En fin de compte, l'héritage de Roger Waters est assuré, non pas en dépit de ses contradictions, mais grâce à elles. Il a bâti des murs pour nous montrer pourquoi il est impératif de les abattre. Sa musique, comme sa politique, reste un défi puissant, inconfortable et nécessaire au statu quo. Que l'on soit d'accord avec lui ou non, son œuvre nous force à écouter, à réfléchir et à ressentir. Et c'est là, peut-être, la marque d'un artiste véritablement essentiel.
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