Lars Danielsson, la contrebasse venue du nord

Publié le 5 septembre 2025 à 07:13

Il y a des sons qui s'imposent dès la première note, des timbres si personnels qu'ils deviennent une signature. Celui du contrebassiste suédois Lars Danielsson est de ceux-là. Décrit comme "chantant", "lyrique" et tout simplement "inimitable", son jeu se distingue par une chaleur, une clarté et une rondeur qui le rendent reconnaissable entre mille. Mais réduire Lars Danielsson (né le 5 septembre 1958) à son seul statut de virtuose de la contrebasse serait passer à côté de l'essentiel. Car il est une figure centrale et polyvalente du jazz européen : un violoncelliste accompli dont la formation classique infuse chaque note, un compositeur prolifique aux mélodies entêtantes, un arrangeur recherché capable de faire dialoguer un quartet de jazz avec un orchestre symphonique, et un producteur méticuleux. Cet article se propose de tracer le portrait d'un musicien dont le parcours unique, d'une discipline classique rigoureuse à une immersion totale dans le jazz, lui a permis de redéfinir le rôle mélodique de la contrebasse et de bâtir un univers sonore personnel, à la croisée des genres.

L'histoire musicale de Lars Danielsson ne commence pas dans les clubs de jazz enfumés, mais dans les salles de cours austères du Conservatoire de Musique de Göteborg. C'est là que, jeune musicien, il se consacre à l'étude du violoncelle classique, son instrument principal. Cette éducation formelle et exigeante a forgé sa technique, sa compréhension de l'harmonie et, surtout, sa sensibilité profondément mélodique. Loin de renier cet héritage, il en a fait la pierre angulaire de son identité artistique, un socle sur lequel toute sa carrière allait se construire.

Le parcours de Danielsson aurait pu rester sagement classique si une rencontre, ou plutôt une écoute, n'avait pas tout changé. Un soir, il assiste à un concert du légendaire contrebassiste danois Niels-Henning Ørsted Pedersen (NHØP). Ce fut une véritable épiphanie. Profondément marqué par la virtuosité, la puissance et la liberté du maître danois, le jeune violoncelliste décide de changer de voie. Il se tourne alors résolument vers le jazz et adopte l'instrument qui fera sa renommée : la contrebasse.

Ce changement d'instrument n'a pas été un abandon, mais une transposition. La singularité du style de Lars Danielsson réside précisément dans sa capacité à insuffler l'âme du violoncelle dans le corps de la contrebasse. Alors que la contrebasse est traditionnellement cantonnée à un rôle rythmique et harmonique, Danielsson, lui, la fait chanter. Son passé de violoncelliste explique pourquoi son jeu est si souvent qualifié de "plus mélodieux, flottant et lyrique" que celui de la plupart de ses pairs.

Cette fusion est particulièrement évidente dans sa maîtrise de l'archet. Son jeu arco, tour à tour "lustré" ou "férocement frappé", lui permet de sculpter des lignes mélodiques d'une expressivité poignante, le transformant, selon les critiques, en "un groupe à lui tout seul". Mais même en pizzicato, son attaque conserve cette qualité mélodique, cette clarté "musclée" qui fait que chaque note est pensée comme faisant partie intégrante d'une chanson. Son bagage classique n'est donc pas une simple anecdote biographique ; c'est le logiciel fondamental qui régit son expression musicale, la clé qui permet de décoder l'origine de ce son si personnel et de sa capacité à placer la contrebasse au centre du discours mélodique.

La Naissance d'un "All-Star Quartet"

En 1985, Danielsson fonde le groupe qui allait devenir son principal véhicule d'expression pendant près de deux décennies : le Lars Danielsson Quartet. Loin d'être un simple groupe d'accompagnement, il s'agit d'une véritable réunion de géants. Aux côtés de Danielsson, on retrouve le saxophoniste américain David Liebman, célèbre pour sa collaboration avec Miles Davis, le pianiste suédois Bobo Stenson, l'un des pionniers du "Nordic Sound", et le légendaire batteur norvégien Jon Christensen, figure emblématique du label ECM. La longévité exceptionnelle de cette formation, près de vingt ans, a permis de développer une alchimie et une télépathie musicale rares, faisant de ce quartet l'un des ensembles les plus respectés de la scène jazz européenne.

Le quartet a été un véritable "terrain de jeu" ("playground", "testing ground") pour Danielsson. C'est au sein de cette formation qu'il a affûté ses talents de compositeur et d'arrangeur, expérimentant avec les formes, les textures et les harmonies. Des albums phares de cette période, tels que New Hands (1986), Poems (1991), Far North (1994) et l'enregistrement live Live At Visiones (1997), témoignent de l'évolution constante du son du groupe et de la maturité croissante de la plume de Danielsson.

Le travail du quartet a été largement salué par la critique et a reçu de nombreuses récompenses, consolidant la réputation de Lars Danielsson comme l'un des musiciens de jazz les plus importants d'Europe. Cette période a été fondamentale : elle a non seulement assis sa renommée de bassiste d'exception, mais elle a surtout jeté les bases de son travail futur en tant que leader et orchestrateur pour des projets de plus grande envergure.

Le Compositeur au Piano

Pour un bassiste, l'approche compositionnelle de Lars Danielsson est singulière. Il révèle que la plupart de ses compositions naissent non pas sur sa contrebasse, mais au piano, et parfois à la guitare. Cette méthode de travail est révélatrice : en se détachant de son instrument principal, il s'affranchit des réflexes et des contraintes idiomatiques de la basse pour se concentrer sur l'essence même de la musique : la mélodie et l'harmonie.

Sa philosophie est claire : "Je pense mes compositions comme des chansons". Pour lui, l'émotion et le naturel priment sur la complexité technique. "Si ça sonne naturel, alors peu importe la mesure dans laquelle c'est écrit", confie-t-il. Cette quête de la mélodie pure l'amène à puiser son inspiration bien au-delà des frontières du jazz. Ses influences sont un vaste panorama musical incluant la musique classique (Bach, Fauré), la pop (The Beatles) et les musiques folkloriques, notamment de sa Suède natale. C'est ce métissage qui donne à sa musique ce caractère si particulier, souvent qualifié de "jazz de chambre" européen, où l'intimité de la mélodie rencontre la richesse harmonique.

Son travail de compositeur et d'arrangeur s'est étendu à des projets orchestraux ambitieux. Il a collaboré avec des ensembles prestigieux comme le Gothenburg Symphony Orchestra, le St. Petersburg Symphony Orchestra et le Danish Radio Concert Orchestra. Il a également reçu des commandes pour des big bands, comme le NDR Big Band, et des ensembles tels que le JazzBaltica Ensemble. Des albums comme Libera Me (2004), son premier opus pour le label ACT, l'ont révélé comme un "maître du jazz orchestral", une facette de son talent qu'il continue d'explorer avec des projets plus récents comme Symphonized (2023).

La signature de Lars Danielsson avec le label allemand ACT Music en 2004 marque un tournant décisif dans sa carrière. Cette collaboration durable lui a offert une plateforme idéale pour développer des projets personnels audacieux et explorer une palette stylistique encore plus large. Le label, souvent comparé à ECM pour son esthétique sonore européenne et la qualité de ses enregistrements, est devenu le catalyseur de sa maturité artistique, donnant naissance à ses œuvres les plus emblématiques.

Le Partenariat avec Leszek Możdżer : Une Alchimie Polono-Suédoise

L'une des collaborations les plus fructueuses et célébrées de Danielsson est celle avec le pianiste polonais Leszek Możdżer. Leur duo, immortalisé sur les albums Pasodoble (2007) et Tarantella (2009), a été acclamé pour sa "clarté de pensée et d'exécution rarement rencontrée dans le jazz" et son lyrisme à fleur de peau. Cette alchimie s'est ensuite étendue pour former le "Dream Team Trio" avec l'ajout du percussionniste israélien Zohar Fresco. Le succès de ce trio a été phénoménal, particulièrement en Pologne où leurs albums The Time (2005) et Polska (2013) ont atteint des certifications double platine et même diamant, témoignant de l'impact culturel majeur de leur musique.

Le Projet "Liberetto" : Une Signature Artistique

Depuis 2012, "Liberetto" est devenu le projet phare de Lars Danielsson. Le nom, un néologisme de son invention, a été choisi pour décrire un état d'esprit musical spécifique, créant un lien sémantique avec le vocabulaire de la musique classique tout en évoquant la liberté du jazz. Le groupe est un véritable supergroupe international, dont le noyau dur est formé par le guitariste britannique John Parricelli et le batteur suédois Magnus Öström (ancien membre du Esbjörn Svensson Trio - E.S.T.). Le poste de pianiste a vu se succéder deux talents exceptionnels : l'Arménien Tigran Hamasyan, puis le Martiniquais Grégory Privat. À travers les albums Liberetto (2012), Liberetto II (2014), Liberetto III (2017) et Cloudland (2021), le groupe a défini un son unique, une synthèse parfaite de "jazz de chambre, de classique et de musique folk européenne", portée par un "lyrisme élégant" et un "groove infaillible".

Danielsson est un multi-instrumentiste, maîtrisant la contrebasse, la basse électrique et le violoncelle. Il possède également un instrument exceptionnel : un violoncelle-basse à cinq cordes datant du 18ème siècle, qu'il a fait reconstruire et que l'on peut entendre sur le titre "Vildmark" de l'album Cloudland.

Sa chaîne de sonorisation est pensée pour préserver la pureté et la chaleur acoustique de ses instruments. Il utilise et recommande personnellement le préampli "The Acoustic Box" de Vintage Revolution, qu'il emploie systématiquement en concert et en studio pour son micro piezo, car il confère au son amplifié un caractère plus naturel et "acoustique". Pour la captation, sa préférence va aux microphones Schoeps, montés avec une pince directement sur l'instrument. Son rider technique spécifie une préférence pour des amplificateurs professionnels de marque "Aer" ou "Glockenklang", réputés pour leur fidélité. L'utilisation d'effets reste subtile, visant à créer des textures et des atmosphères plutôt qu'à dénaturer le son. On note l'utilisation d'une pédale Eventide et la présence de pédaliers à ses pieds lors de sessions d'enregistrement.

Aujourd'hui, Lars Danielsson est considéré comme un "pilier de la scène jazz suédoise" et une voix incontournable en Europe. Son héritage réside dans sa capacité unique à avoir fusionné la discipline et la sensibilité de la musique classique avec la liberté et l'improvisation du jazz, créant un langage musical à la fois sophistiqué et profondément émouvant. Son influence la plus durable sera sans doute d'avoir contribué, dans le sillage de maîtres comme NHØP, à élever la contrebasse au rang d'instrument mélodique de premier plan, capable non plus seulement de soutenir, mais de porter la "chanson" elle-même.

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