
L'Ancre de la Scène Psychédélique
David Freiberg n'est pas simplement un bassiste. Il est une figure singulière, dont la carrière s'est entrelacée avec les mouvements les plus cruciaux du rock de la côte ouest américaine. En tant que multi-instrumentaliste accompli (chant, claviers, alto, basse, guitare rythmique, percussions) et auteur-compositeur, il a apporté une présence essentielle et stabilisatrice—une véritable "ancre"—à deux des groupes les plus influents de leur époque : Quicksilver Messenger Service et Jefferson Airplane/Starship. Son histoire est celle d'un artiste à la fois en coulisses et au premier plan, dont l'influence profonde se mesure non pas en termes de virtuosité individuelle, mais par sa capacité à tenir des ensembles entiers ensemble à travers des changements radicaux de personnel et des évolutions de style.
L'importance de Freiberg réside dans son rôle de «ciment musical». Une analyse de son parcours révèle une contribution paradoxale. Il n'a jamais été un auteur-compositeur prolifique et s'est vu assigner le rôle de bassiste par nécessité plutôt que par choix personnel. Il a pourtant cofondé deux groupes majeurs et ses apports, bien que n'étant pas toujours sous les feux de la rampe, se sont avérés fondamentaux pour leur son et leur pérennité. Il est le co-auteur d'un succès majeur, «Jane», le créateur d'un riff emblématique pour «Miracles», et est resté un membre actif de Jefferson Starship pendant plus de 50 ans. Cette longévité et cette polyvalence démontrent que sa valeur ne réside pas dans une seule compétence, mais dans son esprit de collaboration et sa faculté à s'adapter pour maintenir la cohésion des groupes. Il a été une constante au milieu du chaos, une force fondamentale qui a permis aux autres de briller.
Des Symphonies à la Scène Folk
Le parcours musical de David Freiberg a commencé bien avant les lumières psychédéliques de San Francisco. Né le 24 août 1938 à Boston et élevé à Cincinnati, dans l'Ohio, il a découvert la musique classique dès son plus jeune âge. À seulement quatre ans, il a commencé à prendre des cours de violon après avoir été captivé par un concert pour enfants du Boston Pops. Il se décrit lui-même comme un «joueur de violon assez médiocre» jusqu'à ce qu'il passe à l'alto au collège, un instrument dont il est tombé amoureux en raison de sa sonorité. Ce penchant pour les instruments à cordes classiques a constitué une base solide pour sa future carrière, lui offrant une compréhension innée de l'harmonie et des arrangements musicaux.
En 1959, il a quitté sa ville natale pour la Californie, où il a été immédiatement attiré par la scène folk en plein essor de Venice Beach. C'est là qu'il a appris à jouer de la guitare et a commencé à se produire dans des cafés et des soirées «hootenanny» (scènes ouvertes). Il a été motivé par l'idée que s'il voyait d'autres musiciens le faire, il pouvait le faire aussi. Durant cette période, il a partagé un logement avec d'autres figures montantes de la scène, comme David Crosby et Paul Kantner , jetant les bases d'un réseau de collaborations qui définirait le reste de sa carrière.
Avant de fonder Quicksilver Messenger Service, Freiberg a formé un duo folk avec une musicienne nommée Mikaela, se produisant sous le nom de "David and Mikaela". Le duo a même attiré l'attention du producteur Paul Rothchild, qui avait envisagé de les intégrer à un groupe folk plus large. Cependant, l'avènement des Beatles a changé le paysage musical, marquant la fin du duo et encourageant Freiberg à adopter les instruments électriques pour s'orienter vers le rock et l'acid rock qui allaient définir le "son de San Francisco". L'influence de ses racines classiques et folk est l'une des clés pour comprendre son style. Son entraînement formel sur le violon et l'alto a probablement contribué à sa capacité à maîtriser plusieurs instruments, tandis que son immersion dans la musique folk a directement façonné le répertoire de Quicksilver. Il est explicitement mentionné qu'il a introduit des titres folk essentiels comme «Pride of Man» de Hamilton Camp et «Bears» dans le répertoire du groupe. Le mariage de ses sensibilités classiques, de son sens de la mélodie folk et de l'énergie brute du rock psychédélique constitue l'essence de sa contribution musicale unique. Ce mélange d'influences a même resurgi des décennies plus tard, quand il a retrouvé Paul Kantner dans Jefferson Starship: The Next Generation, une formation qui marquait un «retour aux racines folk rock et activistes» des deux artistes.
Quicksilver Messenger Service, Le Bassiste Fondateur
En 1965, Freiberg a cofondé le groupe Quicksilver Messenger Service (QMS), un ensemble qui deviendrait une pierre angulaire de la scène psychédélique de la Baie de San Francisco. Il a joué un rôle clé dans la création du groupe et même dans son nom, qui découlait d'une observation astrologique. Comme Freiberg et un autre membre, Gary Duncan, étaient tous deux Vierges, et que les autres membres fondateurs étaient des Gémeaux, des signes régis par la planète Mercure (aussi connue sous le nom de «Quicksilver»), ils ont baptisé leur groupe «Quicksilver Messenger Service».
Malgré son passé de guitariste et de pianiste, Freiberg s'est vu «attribuer la basse» au sein de QMS en raison d'un «surplus de guitaristes» dans le groupe. C'est un détail crucial, car il souligne que son rôle principal dans QMS était une nécessité stratégique plutôt qu'une passion de longue date. Freiberg a lui-même décrit plus tard l'instrument comme une «machine à écrire musicale» qu'il utilisait pour écrire des chansons, mais qui n'était pas son instrument de prédilection. Cependant, un autre regard sur sa carrière le décrit comme un bassiste qui a «ancré» le groupe, un paradoxe qui révèle la nature de sa contribution. Il est possible qu'il ait abordé l'instrument avec l'état d'esprit d'un compositeur plutôt que d'un bassiste traditionnel, l'utilisant pour soutenir la structure des chansons plutôt que pour en faire une voix mélodique de premier plan. Cette approche pragmatique, mais néanmoins fondamentale, est précisément ce qui a donné à la section rythmique de Quicksilver sa solidité unique et discrète, permettant aux duels de guitare de John Cipollina et Gary Duncan de se déployer librement.
Le style de basse et le chant de Freiberg, souvent partagé avec Gary Duncan, ont été essentiels au son du groupe sur leurs deux premiers albums emblématiques, Quicksilver Messenger Service (1968) et Happy Trails (1969). Il a notamment co-écrit des titres importants comme «The Fool» et «Light Your Windows» avec Duncan. Sa tenure avec QMS a pris fin brusquement en septembre 1971, lorsqu'il a quitté le groupe pour purger une peine de prison pour possession de marijuana. Dans une interview, il a raconté avoir dit à ses camarades de groupe : «Je dois partir», les encourageant à trouver quelqu'un qui «sait vraiment bien jouer de l'orgue», ce qui témoigne d'un sentiment de résignation face à sa situation et de son désir de voir le groupe avancer sans lui.
Période de Transition et Expérimentation
Suite à son départ inattendu de Quicksilver Messenger Service, Freiberg a su maintenir sa pertinence en s'investissant dans d'intenses collaborations au sein de la scène musicale de la Baie de San Francisco. Il a été le seul membre de QMS à participer à la majorité des enregistrements de la «Planet Earth Rock and Roll Orchestra» (PERRO), un collectif informel de talents de la région qui comprenait David Crosby et Paul Kantner. Cette période a été un pont essentiel pour sa carrière, lui permettant de rester intégré à la communauté musicale tout en étant en transition personnelle et professionnelle. Il a également fourni des accompagnements non crédités pour le groupe The Ace of Cups et a collaboré sur les albums solo de David Crosby (If I Could Only Remember My Name, 1971) et Mickey Hart (Rolling Thunder, 1972).
Le projet le plus significatif de cette période a été l'album collaboratif Baron von Tollbooth & the Chrome Nun, sorti en mai 1973. Enregistré en trio avec Paul Kantner et Grace Slick pendant une pause de Jefferson Airplane, cet album a cimenté son partenariat créatif avec le duo. Freiberg a coproduit l'album et a contribué au chant, au piano et aux claviers. Ce projet a servi de précurseur direct à la formation de Jefferson Starship, qui allait naître peu de temps après.
L'implication de Freiberg dans la «Planet Earth Rock and Roll Orchestra» (PERRO) a été bien plus qu'un simple projet annexe; elle a représenté une stratégie cruciale. Après avoir quitté son groupe en raison de problèmes juridiques, il se trouvait dans une situation précaire. Le PERRO lui a offert un environnement stimulant et sans pression pour continuer à créer de la musique, à entretenir ses relations et à démontrer sa valeur à des figures clés de la scène. Cette période de travail collaboratif, parfois «non crédité», a été essentielle à la pérennité de sa carrière, prouvant sa capacité d'adaptation et la solidité de ses liens personnels. Elle lui a permis de passer en douceur du rôle de membre fondateur d'un groupe à celui de membre central d'un autre, une transition rare dans l'industrie musicale.
Jefferson Starship, Claviers, Voix et Succès Commercial
Peu après sa libération de prison en 1972, David Freiberg a rejoint Jefferson Airplane à la demande de Paul Kantner. Il a remplacé Marty Balin, et a participé à la dernière tournée du groupe en tant que chanteur et percussionniste, jouant du tambourin. Après cette tournée, la formation finale de Jefferson Airplane s'est transformée en Jefferson Starship au début de 1974. Dans cette nouvelle configuration, Freiberg a principalement endossé le rôle de claviériste et de chanteur, bien qu'il ait occasionnellement repris la basse lorsque cela était nécessaire.
Malgré la description par certains critiques d'un rôle «essentiellement de musicien de soutien», ses contributions créatives ont été capitales pour le groupe. Freiberg est crédité du développement du «riff d'orgue emblématique» pour le succès de 1975, «Miracles», qui a atteint la 3e place du Billboard Hot 100. Sa contribution la plus notable en tant qu'auteur-compositeur est «Jane», un succès qui s'est classé 14e en 1979. La chanson, basée sur des difficultés relationnelles avec sa femme de l'époque , a été saluée par le magazine Rolling Stone pour avoir propulsé le groupe vers une «direction plus commerciale et plus hard-rock».
Freiberg est resté avec Jefferson Starship pendant près de onze ans. Son départ, au début de 1985, a été un acte motivé par des divergences créatives concernant la sélection et l'enregistrement de la chanson «We Built This City». Grace Slick le considérait alors comme un «boulet». Freiberg a lui-même dénigré le morceau, déclarant que «la seule chose authentique sur cette chanson, c'était les voix et la guitare». Ce départ ne fut pas un simple changement de personnel, mais un acte d'intégrité artistique. La chanson «We Built This City» est devenue, pour beaucoup de fans de longue date, le symbole d'un groupe reniant ses racines contre-culturelles au profit d'un succès pop. En partant à ce moment précis, Freiberg s'est positionné aux côtés de l'héritage authentique du groupe. Des années plus tard, sa réconciliation avec Paul Kantner et son aveu que Kantner avait eu «absolument raison» de quitter le groupe dans les années 1980 confirment sa conviction que Jefferson Starship avait perdu son âme. Cette trajectoire montre que, bien qu'il se soit parfois considéré comme un musicien de soutien, Freiberg était doté d'un sens éthique artistique très fort.
Retour et Pérennité
Après une parenthèse de deux décennies, David Freiberg a rejoint Paul Kantner dans la formation "Jefferson Starship: The Next Generation" pour leur tournée de 2005. Ce retour a permis de panser les plaies d'une rupture remontant à 1985. Freiberg a publiquement présenté ses excuses à Kantner, reconnaissant que ce dernier avait eu raison de quitter le groupe, ce qui a scellé le renouvellement de leur partenariat créatif et personnel. Il est depuis redevenu un membre permanent de la formation.
À 87 ans aujourd'hui, David Freiberg continue d'être une figure centrale du groupe, chantant, jouant et contribuant à son orientation. Il est décrit comme possédant une voix «qui défie le temps» et est «sans âge», capable de reproduire sans effort les parties vocales exigeantes de chansons comme «Jane», originellement chantées par Mickey Thomas. Pour Freiberg, son activité continue est un moteur de longévité, déclarant : «Je pense que continuer à faire cela est ce qui me maintient en vie» et «Je m'amuse trop».
La carrière de Freiberg est un reflet de la scène musicale de la Baie de San Francisco elle-même : un cycle de formation, de dissolution, d'adaptation et de renaissance. Ses démêlés avec la justice ont provoqué un départ inattendu de Quicksilver, mais ses liens profonds avec la communauté (notamment via le PERRO) ont assuré sa réintégration. Son opposition de principe à la commercialisation de Starship a mené à un départ, mais la force de son amitié avec Kantner l'a finalement ramené au bercail. Sa présence durable, en dépit de son âge et des multiples incarnations des groupes, témoigne d'un engagement indéfectible envers la musique et les relations qu'elle tisse. Il est à la fois un musicien et un historien vivant, un lien avec une époque révolue qui continue de créer, prouvant que l'esprit des années 60 n'est pas mort, mais simplement en constante évolution. Le groupe a d'ailleurs continué à produire de la nouvelle musique, notamment l'EP Mother of the Sun en 2020, leur premier nouveau matériel en plus de dix ans. Freiberg a également collaboré sur l'album d'Ace of Cups
Made for Love aux côtés de Bob Weir et Jackson Browne. Actuellement, le groupe est en tournée pour son 50e anniversaire et travaille activement sur de nouvelles chansons. (Il est important de noter que des recherches portant sur un certain "David Freiberg" dans le domaine de la finance d'entreprise se réfèrent clairement à une personne distincte, ce qui souligne la nécessité de distinguer les informations pertinentes de l'homonymie).
La carrière de David Freiberg est marquée par sa remarquable polyvalence instrumentale. Son rôle a évolué au gré des besoins des groupes qu'il a fréquentés. Dans Quicksilver Messenger Service, sa basse a posé une fondation solide, dépourvue d'excès, qui a servi de socle aux envolées guitaristiques. Puis, au sein de Jefferson Starship, les claviers sont devenus son instrument principal, et il est le cerveau derrière le riff d'orgue qui a contribué au succès de «Miracles». Le son chaleureux et rond de l'alto de sa jeunesse s'est transformé en textures de synthétiseur et d'orgue qui ont ajouté une nouvelle dimension aux chansons du groupe. Sa voix a également été un élément crucial, en tant que co-chanteur principal de QMS et de chanteur d'harmonie et de premier plan au sein de Jefferson Airplane et Starship. Le fait qu'il puisse encore chanter avec une puissance et une justesse "défient le temps" est une preuve de son talent exceptionnel et de son dévouement.
En tant que compositeur, Freiberg n'a peut-être pas été le plus prolifique, mais ses contributions ont été déterminantes. Ses collaborations avec Gary Duncan sur «The Fool» et «Light Your Windows» ont permis de définir le son des débuts de QMS. Plus tard, sa composition «Jane» a marqué un tournant pour Jefferson Starship, propulsant le groupe vers une nouvelle direction sonore et un succès grand public. La fusion unique de sa formation classique, de ses sensibilités folk et de sa capacité à s'adapter au rock a façonné le son de deux des groupes les plus emblématiques de leur genre, faisant de lui un architecte discret mais essentiel du rock de la Baie de San Francisco.
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