
À l'angle de Harry Street et de Grafton Street, au cœur de Dublin, se dresse une statue en bronze grandeur nature. Elle représente Philip Parris Lynott, une basse à la main, un pied sur un moniteur. Ce monument, dévoilé en 2005 grâce à une campagne menée par sa mère, Philomena, et la Roisín Dubh Trust, est un hommage permanent et tangible à l'homme que beaucoup considèrent comme "la plus grande rock star d'Irlande". La statue elle-même est un paradoxe : à l'instar du Ha'penny Bridge de Dublin, elle a été fabriquée en Angleterre mais appartient à jamais à l'Irlande. Ce monument symbolise l'intégration d'un artiste autrefois considéré comme un étranger — pour des raisons de race et d'illégitimité — dans le tissu même de l'identité nationale irlandaise. Cet ancrage mythologique dans sa ville natale est la clé pour comprendre la vie et la musique de Lynott.
L'étranger dans la ville aux cent mille bienvenues
Philip Parris Lynott est né le 20 août 1949 à l'hôpital Hallam de West Bromwich, en Angleterre. Sa mère, Philomena Lynott, était une Irlandaise originaire de Dublin, et son père, Cecil Parris, un homme d'Afro-Guyana. Leur relation fut brève, se terminant avant même la naissance de Philip. En tant que mère célibataire d'un enfant métis, Philomena a dû faire face à de la "préjudice et des abus fréquents" en Angleterre, et a eu d'énormes difficultés à trouver un logement. Cette situation difficile la poussa à prendre une décision capitale : en 1957, elle envoya Philip, alors âgé de huit ans, vivre avec ses grands-parents, Frank et Sarah Lynott, à Crumlin, dans la banlieue de Dublin. Bien qu'elle soit restée proche de son fils et qu'ils se voyaient régulièrement, l'absence de figure paternelle dans sa vie d'enfant laissa une marque profonde. Ce thème de la perte et de l'abandon se retrouverait plus tard dans une grande partie de ses œuvres.
L'arrivée de Phil dans l'Irlande conservatrice des années 1950, un pays majoritairement blanc et catholique, n'était pas sans complications. La société de l'époque attachait un stigmate aux enfants illégitimes, en particulier ceux d'origine mixte. Pour tenter d'atténuer ce stigmate et de préserver le respect de la famille, ses grands-parents ont d'abord prétendu à leurs voisins qu'il était le fils d'une amie de Philomena, bien que cette ruse ait été "largement décelée".11
La formation d'une identité paradoxale
Les sources décrivant le début de l'enfance de Phil Lynott à Dublin offrent des récits qui, à première vue, peuvent sembler contradictoires. Certaines indiquent qu'il a été confronté à "très peu de racisme direct" en grandissant en Irlande, alors que sa mère avait subi de graves préjugés en Angleterre. D'autres sources parlent de "discrimination" et de "préjugés occasionnels". Un camarade de classe se souvient que la race de Lynott était considérée avec une "incompréhension bienveillante" plutôt qu'une véritable hostilité, les élèves touchant ses cheveux par curiosité, mais sans méchanceté.
Cette divergence apparente ne dépeint pas une contradiction, mais plutôt la nature subtile et complexe de l'identité de Lynott. Bien que les agressions racistes puissent avoir été rares, le sentiment d'être "différent de ses pairs" était une réalité constante et profonde. Il était perçu comme une curiosité, une anomalie. Ce sentiment de "séparation" a créé chez lui une personnalité paradoxale : un "combattant celte et un orphelin noir, un arnaqueur des rues et un poète romantique, un rockeur agressif et un père dévoué". Il est clair que le "courage" et la "force d'âme" de Lynott lui ont permis de surmonter ces difficultés. Son désir d'appartenance, une quête qui a duré toute sa vie, l'a poussé à s'immerger profondément dans la culture irlandaise, la mythologie et l'histoire, un processus qui lui a permis de "s'accrocher" à son identité irlandaise et de se forger une place. Cette lutte précoce a été l'ingrédient essentiel qui a nourri son ambition et a façonné son âme d'artiste.
L'apprentissage d'une rock star
Le parcours musical de Phil Lynott a commencé tôt. Au milieu de son adolescence, il rejoint son premier groupe, The Black Eagles, en tant que chanteur. C'est dans ce groupe qu'il rencontre son ami d'école et futur partenaire de longue date, le batteur Brian Downey. Après The Black Eagles, il a perfectionné ses compétences de frontman au sein du groupe Kama Sutra, où il a appris à interagir avec le public.
Un tournant décisif dans sa carrière se produit en 1968, lorsqu'il rejoint Skid Row, un groupe de rock blues en plein essor. En 1969, il est licencié en raison de la qualité insatisfaisante de sa voix. Le leader de Skid Row, Brendan "Brush" Shiels, se sentant coupable, lui propose une solution : il lui enseigne les rudiments de la basse, estimant que l'instrument serait plus facile à maîtriser que la guitare. C'est ainsi que Lynott, qui était jusqu'alors strictement un chanteur, apprend à jouer de son instrument emblématique. Immédiatement après, il forme un nouveau groupe avec Brian Downey, Orphanage. C'est avec Orphanage que Lynott commence à expérimenter ses propres compositions. La découverte en 2006 de démos longtemps perdues de Skid Row et d'Orphanage a confirmé que son ambition d'écriture était présente dès ses débuts.
La naissance de Thin Lizzy et le succès inattendu
À la fin de l'année 1969, le guitariste Eric Bell et l'organiste Eric Wrixon approchent Lynott et Downey avec l'idée de former un nouveau groupe, Thin Lizzy. Lynott pose ses conditions : il sera le bassiste et le chanteur principal, et le groupe jouera ses chansons originales, établissant ainsi son rôle de leader.
Après le départ de Wrixon en 1970, le trio signe un contrat avec Decca Records. Leurs premiers albums – Thin Lizzy (1971), Shades of a Blue Orphanage (1972) et Vagabonds of the Western World (1973) – reçoivent l'approbation de la critique, mais ne parviennent pas à percer commercialement. Leur succès retentissant survient de manière involontaire avec la sortie du single Whiskey in the Jar en 1973. Le groupe avait enregistré cette chanson traditionnelle irlandaise comme une simple face B, prévoyant de sortir Black Boys On The Corner comme single principal. Furieux de la décision de leur label de sortir Whiskey in the Jar en face A sans leur accord, le groupe prend ses distances avec le titre. Cependant, la chanson devient un succès massif, atteignant la première place en Irlande et la sixième au Royaume-Uni, et leur offre enfin la reconnaissance qu'ils recherchaient.
La tension entre vision artistique et succès commercial
L'histoire du succès de Whiskey in the Jar illustre parfaitement les tensions de la carrière de Lynott. Le groupe avait une vision claire et personnelle, cherchant à percer avec une chanson originale comme Black Boys On The Corner, qui traitait de son héritage métis. Le fait qu'ils aient été propulsés sous les projecteurs par une ballade folk irlandaise qu'ils considéraient comme un simple caprice est révélateur. Ce succès non désiré a donné à Lynott la plateforme et la reconnaissance dont il avait besoin pour finalement créer l'art qui lui était le plus cher. Cette expérience a sans doute influencé sa prise de conscience du monde de la musique et l'a conduit à une approche plus calculée de l'industrie.
La formation classique et la percée mondiale
Après le départ d'Eric Bell à la fin de 1973, suivi d'un bref passage de Gary Moore, le groupe recrute les guitaristes Scott Gorham et Brian Robertson en 1974. Ce duo est à l'origine du son emblématique de Thin Lizzy, basé sur la double guitare, qui va redynamiser le groupe et le propulser vers de nouveaux sommets.
En 1976, la sortie de l'album Jailbreak marque une percée mondiale. Porté par le single The Boys Are Back in Town, un hymne qui atteint le top 10 au Royaume-Uni et le top 15 aux États-Unis, l'album consolide leur statut de rock stars internationales. La réussite de cet album permet au groupe de partir en tournée aux États-Unis et de se produire en première partie de groupes comme Queen, dont les spectacles spectaculaires ont inspiré Lynott à adopter un style de vie de rock star.
Le point culminant de leur carrière sur scène est atteint avec la sortie en 1978 de l'album Live and Dangerous, considéré par les critiques comme l'un des "meilleurs albums live des années 70".
Le débat sur l'art et l'authenticité de Live and Dangerous
La production de l'album Live and Dangerous est entourée d'une controverse qui en dit long sur la pression artistique et commerciale de l'époque. Le producteur Tony Visconti a affirmé que l'album avait été "enregistré à 75% en studio", avec seulement la batterie et le bruit du public provenant des enregistrements live originaux. Cependant, Lynott et les autres membres du groupe ont insisté sur le fait que les overdubs étaient minimes, afin de ne pas "ruiner l'atmosphère" des enregistrements.
Ce débat va bien au-delà de la simple technique d'enregistrement. Il met en évidence la tension qui existait entre l'exigence de l'industrie pour un produit final poli et le désir de l'artiste de préserver l'authenticité de la performance live. Lynott, un homme qui avait soif de contrôle sur son travail, s'est battu pour l'intégrité de l'album. La révélation ultérieure, grâce à un coffret de luxe sorti en 2022, qui a démontré qu'il y avait eu "beaucoup moins d'overdubs que ce qui avait été affirmé", a finalement donné raison au groupe. Ce dénouement posthume a ajouté une couche quasi mythologique à l'héritage de l'album, faisant de l'histoire de sa création une partie intégrante de sa renommée.
Le poète guerrier
Au-delà de son rôle de rock star, Lynott était un auteur-compositeur hors pair, doté d'un style lyrique distinctif qui a transcendé le genre. Ses chansons mélangeaient des "récits de la classe ouvrière" et des "récits de personnages" inspirés par son expérience personnelle avec des allusions à la culture celtique. Un exemple notable est l'album Black Rose: A Rock Legend (1979), qui narre l'histoire du héros mythologique Cú Chulainn, reliant l'histoire ancienne de l'Irlande aux luttes personnelles de Lynott. Il est même allé jusqu'à établir un parallèle entre sa propre vie et l'œuvre de James Joyce, Finnegan's Wake, dans la chanson Old Town, cherchant délibérément à "s'inscrire dans la mythologie irlandaise".
Le talent de Lynott s'étendait au-delà de la composition de chansons. C'était un véritable poète, qui a publié deux recueils de poèmes, Songs for While I'm Away et Philip. Ses textes possédaient un "sens authentique du rythme" et une "impulsion pop-poétique" qui leur permettait de s'émanciper de la musique. La chanson Philomena, un hommage à sa mère, en est un exemple poignant. Ce titre, écrit pour exprimer son regret de causer de l'inquiétude à sa mère à cause de sa vie de rock star, est considéré comme un meilleur poème qu'une simple chanson, "plus convaincant par ses paroles que par sa performance vocale". Son travail témoigne de sa capacité à transformer des émotions brutes en art.
Les chemins divergents : carrière solo et collaborations
Alors qu'il était encore membre de Thin Lizzy, Lynott entame une carrière solo en 1980 avec l'album Solo in Soho. Cet album présente des invités de marque, notamment les membres actuels et anciens de Thin Lizzy, ainsi que le guitariste de Dire Straits, Mark Knopfler, sur la chanson King's Call. Le succès de l'album est porté par le single Yellow Pearl, qui est devenu le thème musical de l'émission télévisée de la BBC, Top of the Pops, de 1981 à 1986.
Phil Lynott a également développé une amitié et une collaboration musicale durable avec son ancien partenaire de Skid Row et de Thin Lizzy, le guitariste Gary Moore. Ils ont co-écrit plusieurs chansons à succès, notamment Parisienne Walkways (1979) et Out in the Fields (1985), qui s'est classé numéro 5 au Royaume-Uni et qui est le single le plus populaire de Lynott.
Cependant, les dernières années de Thin Lizzy sont marquées par de fortes tensions, principalement dues à la dépendance croissante de Lynott à l'alcool et à la drogue. Le groupe donne son dernier concert à Nuremberg en 1983, avant de se séparer définitivement. Lynott tente de relancer sa carrière avec le groupe Grand Slam en 1984, mais le projet s'effondre rapidement en raison d'un manque de succès commercial et de son addiction de plus en plus lourde à l'héroïne.
La descente aux enfers
Les dernières années de la vie de Lynott sont une période sombre, caractérisée par une forte dépression et un abus de substances. Son mariage avec Caroline Crowther, la fille du présentateur de télévision Leslie Crowther, et la naissance de leurs deux filles, Sarah et Cathleen, ne suffisent pas à enrayer sa chute. Son addiction, qui s'est aggravée après la rupture de son mariage et le départ de sa famille, l'a plongé dans une spirale de plus en plus destructrice.
Le 25 décembre 1985, Phil Lynott s'effondre à son domicile de Kew, victime d'une overdose. Il est découvert par sa mère, Philomena, qui n'était pas au courant de sa dépendance à l'héroïne. Elle le conduit dans une clinique de désintoxication, mais son état nécessite une hospitalisation d'urgence. Il est admis à l'infirmerie de Salisbury où on lui diagnostique une septicémie. Bien qu'il ait repris conscience brièvement pour parler à sa mère, son état s'aggrave rapidement au début de l'année 1986. Il est mis sous respirateur. Philip Parris Lynott décède le 4 janvier 1986, à l'âge de 36 ans, d'une pneumonie et d'une insuffisance cardiaque causées par une septicémie et une défaillance de plusieurs organes.
La mort de Phil Lynott en 1986 n'a pas mis fin à sa légende. Il a "mis le rock irlandais sur la carte" et son influence se ressent encore aujourd'hui sur des générations d'artistes, dont des groupes comme Metallica et U2. Même si beaucoup de gens ne connaissent que The Boys Are Back in Town, ses albums regorgent de "perles rares" qui continuent d'inspirer.
Son héritage est célébré chaque année lors du Vibe for Philo, un concert organisé en son honneur à Dublin. Une exposition lui est consacrée à l'Irish Rock 'n' Roll Museum de Dublin. Un grand nombre de spectacles récents, comme le documentaire Songs For While I'm Away et la production musicale Moonlight – The Philip Lynott Enigma, continuent d'explorer sa vie. La statue de Dublin est un rappel permanent de sa place dans l'histoire. En définitive, Phil Lynott a atteint le statut mythologique qu'il a tant cherché. Un poète rock complexe, un homme de paradoxes, mais surtout "l'unique véritable rock star d'Irlande".
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