
Il existe des sons qui ne se contentent pas d'accompagner la musique, mais qui en constituent la charpente, le soubassement tellurique. Le son de la basse de Jannick Top est de cette nature. C'est une force sismique, une masse sonore reconnaissable entre toutes, à la fois grondante, saturée et d'une précision chirurgicale. Un son qui, dès les premières mesures, ne laisse aucun doute sur l'identité de son créateur. Pour beaucoup, il est la définition même du rôle de la basse dans le Zeuhl, ce genre musical inclassable que le groupe Magma a porté à son incandescence. Jannick Top est, pour les initiés, un « grand bassiste » dont la réputation et le respect n'ont rien à envier aux icônes mondiales que sont Jaco Pastorius, Marcus Miller ou Stanley Clarke. Son jeu est perçu comme la fondation même de l'édifice musical, cette structure essentielle que l'on ne remarque pas toujours au premier regard, mais sans laquelle tout s'effondre.
Pourtant, derrière cette image de pionnier de l'avant-garde, de musicien intransigeant au cœur d'une des formations les plus radicales de l'histoire du rock français, se cache une autre réalité. Cet homme au son énorme et féroce est aussi l'un des musiciens de studio les plus prisés et les plus prolifiques de la chanson française et de la pop internationale. Il est le bassiste que l'on retrouve sur les albums de Michel Berger, France Gall, Johnny Hallyday, Jacques Dutronc, mais aussi Eurythmics, Ray Charles ou Céline Dion. Cette dualité apparente constitue le grand paradoxe de sa carrière. Comment un seul homme a-t-il pu être à la fois le pilier d'une musique cosmique et hermétique et l'artisan discret des plus grands succès populaires ?
Tenter de répondre à cette question, c'est comprendre que cette dualité n'est pas une contradiction, mais la manifestation d'un bilinguisme musical d'une rare profondeur. Jannick Top n'a pas deux carrières distinctes ; il a une seule et même philosophie de son instrument, qu'il adapte avec une intelligence suprême au contexte dans lequel il évolue. Qu'il érige les cathédrales sonores pour le mythe Kobaïen de Christian Vander ou qu'il pose les fondations solides d'une ballade pop, son approche reste la même : celle d'un architecte des profondeurs, pour qui la basse est l'élément structurel qui donne son poids, son sens et sa cohérence à la musique.
Partie I : Les Fondations Classiques d'un Novateur
L'histoire de Jannick Top commence à Marseille, où il voit le jour le 4 octobre 1947. Son parcours musical ne débute pas, comme pour beaucoup de ses pairs, avec le rock'n'roll ou le blues, mais dans le cadre rigoureux et exigeant de la musique classique. Avant même de toucher une guitare basse, le jeune Jannick se consacre au piano et au violoncelle, deux instruments qui façonneront en profondeur sa conception de la musique. Son talent est précoce et reconnu : à l'âge de seize ans, il obtient un premier prix de piano et un premier prix de violoncelle, tout en étudiant la direction d'orchestre. Cette formation classique lui inculque une discipline de fer, une connaissance intime de l'harmonie et une approche architecturale de la composition.
Le basculement vers la basse électrique se produit de manière presque fortuite, comme une bifurcation inattendue du destin. Un ami bassiste, jouant dans un orchestre de variété en vue dans la région marseillaise, lui demande un jour de le remplacer au pied levé. Jannick Top, qui n'a alors jamais touché à cet instrument, accepte le défi. C'est à ce moment précis que se joue l'un des actes fondateurs de sa légende. Au lieu d'apprendre l'instrument selon les conventions établies, en adoptant l'accordage standard en quartes (Mi-La-Ré-Sol) que tout bassiste débutant assimile, il prend une décision radicale qui déterminera l'ensemble de sa carrière.
Puisant dans son savoir de violoncelliste, il décide d'appliquer à la basse électrique la logique de son instrument de prédilection. Il l'accorde de quinte en quinte, comme un violoncelle : Do-Sol-Ré-La. Ce choix, qui peut paraître anodin, est en réalité une révolution conceptuelle. Il ne s'agit pas d'un simple changement de notes, mais d'une hybridation fondamentale de deux instruments. En refusant d'apprendre la basse comme une "guitare basse" pour la traiter comme un "violoncelle électrique horizontal", Top s'est affranchi d'emblée de tous les clichés et de toutes les habitudes digitales associés à l'instrument. Ce choix n'est pas le fruit d'une longue expérience, mais au contraire d'une absence totale d'expérience conventionnelle de la basse, ce qui deviendra son plus grand atout.
Cette décision a des conséquences techniques et musicales immenses. Comme il le reconnaîtra lui-même plus tard, cet accordage rend l'exécution de certaines gammes simples "atrocement difficile", mais il offre en contrepartie une succession d'harmonies plus "naturelle" et ouvre des possibilités de voicings et d'intervalles beaucoup plus larges. Dès ses premiers pas, il est contraint d'inventer ses propres doigtés, ses propres schémas de navigation sur le manche, ses propres solutions harmoniques. Cette innovation forcée, née d'une fidélité à sa formation classique, est la pierre angulaire de son style unique. Son son ne viendra pas seulement des notes qu'il choisit, mais du système même qu'il a dû créer pour les trouver. Cet acte fondateur, mélange de naïveté et de loyauté instrumentale, a garanti qu'il ne sonnerait jamais comme personne d'autre.
Partie II : L'Ère Magma et la Naissance du Zeuhl
Au début des années 70, le parcours de Jannick Top prend une direction décisive. Sa rencontre avec le batteur André Ceccarelli en 1971 le mène à former le groupe Troc, un projet où ils peuvent partager leur passion pour les musiques nouvelles. C'est en se produisant avec Troc dans un club parisien, La Bulle, qu'il croise la route de Christian Vander, batteur, compositeur visionnaire et leader incontesté du groupe Magma. Cette rencontre est un véritable choc des titans, l'union de deux forces musicales exceptionnelles qui allait non seulement définir le son de Magma pour ses années les plus emblématiques, mais aussi donner naissance à un genre musical à part entière : le Zeuhl.
Le Zeuhl, qui signifierait "céleste" dans la langue Kobaïenne inventée par Vander, est un univers musical sans équivalent. Mêlant la puissance du rock progressif, la complexité du jazz d'avant-garde, les structures de la musique classique contemporaine (Stravinsky en tête), des rythmes martiaux et incantatoires, et des chœurs opératiques chantant l'épopée mythologique du peuple de la planète Kobaïa, Magma est plus qu'un groupe, c'est un concept total. En rejoignant Magma en 1973, Jannick Top, sous son nom Kobaïen Ẁahrğenuhr Reuğhelemësteh, ne devient pas simplement le nouveau bassiste du groupe ; il en devient l'un des architectes sonores majeurs.
Définir le Son Zeuhl
L'arrivée de Top solidifie le son Zeuhl de manière spectaculaire. Sa basse n'est plus un simple instrument rythmique cantonné à soutenir l'harmonie ; elle devient une voix principale, un monstre sonore qui dialogue d'égal à égal avec la batterie frénétique de Vander. Son jeu est décrit comme une "éruption frénétique" , produisant un "son de bourdonnement dévastateur" qui deviendra la carte de visite du son Magma. Cette sonorité si particulière, ce "son sale" et "crunchy" , est le fruit de plusieurs éléments combinés : son accordage en quintes qui lui ouvre des fréquences graves abyssales, une technique de jeu percussive et agressive, et surtout, une utilisation pionnière de la saturation en poussant son amplificateur de prédilection, l'Ampeg SVT, dans ses derniers retranchements. Sa basse ne se contente plus de jouer des notes, elle gronde, elle rugit, elle sculpte la matière sonore.
Le Compositeur
L'influence de Jannick Top ne se limite pas à sa sonorité. Fait rarissime dans l'histoire de Magma, groupe quasi entièrement dévoué à la vision de son leader, il en devient l'un des seuls co-compositeurs. Sa contribution la plus célèbre et la plus durable est sans conteste le morceau "De Futura", pièce maîtresse de l'album
Üdü Ẁüdü (1976). Ce titre, à l'origine intitulé de manière plus provocatrice "De Futura Hiroshima", révèle la profondeur intellectuelle et philosophique de sa démarche. Le titre est un avertissement contre la barbarie humaine et les dérives d'une science sans éthique, inspiré par une citation d'un philosophe français : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Cette composition monumentale, avec sa ligne de basse hypnotique et menaçante, montre que Top n'est pas seulement un instrumentiste virtuose, mais un créateur de mondes, un compositeur dont la vision complète et enrichit celle de Vander.
Discographie Essentielle
La période de Jannick Top au sein de Magma, bien que relativement courte, est d'une densité créative inouïe. Elle couvre les albums considérés par beaucoup comme l'âge d'or du groupe :
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Mëkanïk Dëstruktïẁ Kömmandöh (1973) : L'album qui les révèle à l'international, une œuvre martiale et prophétique où le son de Top commence à s'imposer.
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Köhntarkösz (1974) : Un album plus sombre, lent et atmosphérique, aux allures de musique de film fantastique, où la basse de Top et les synthétiseurs créent une tension permanente.
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Live/Hhaï (1975) : Un enregistrement en concert qui capture le groupe au sommet de sa puissance, avec des versions incandescentes de ses classiques.
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Üdü Ẁüdü (1976) : L'album qui, peut-être plus que tout autre, cristallise le "son Magma" de cette époque. L'élément dominant y est la basse de Top, avec son "groove démentiel" et son son "crunchy" qui devient une véritable marque de fabrique.
La relation entre Christian Vander et Jannick Top durant ces années fut la convergence de deux forces élémentaires. Si Vander était le démiurge, le visionnaire qui fournissait la pulsation rythmique complexe (le "temps"), Top était l'architecte qui dessinait les structures harmoniques et mélodiques massives (l'"espace" et la "gravité"). Le Zeuhl de cette période est le résultat de cette dualité spécifique, un partenariat créatif si puissant et si singulier que le départ de Top marqua inévitablement un tournant dans le son du groupe, prouvant à quel point sa contribution était non seulement importante, mais fondamentale.
Partie III : Le Grand Écart - L'Homme de l'Ombre de la Chanson Française
Alors que son nom est synonyme d'avant-garde et d'expérimentation radicale pour les adeptes de Magma, une carrière parallèle et tout aussi impressionnante se dessine pour Jannick Top, loin des épopées Kobaïennes. Dès les années 70 et durant les décennies qui suivent, il devient l'un des bassistes de studio les plus recherchés de la scène française et internationale, un "requin de studio hexagonal" dont le nom apparaît au crédit d'une liste vertigineuse d'albums à succès. C'est le grand écart, l'histoire de l'autre Jannick Top : le professionnel accompli, l'artisan de l'ombre qui a contribué à façonner le son de la variété française et de la pop.
Sa liste de collaborations est un véritable panthéon de la musique populaire. En France, il devient un pilier pour des artistes majeurs. Il travaille étroitement avec le tandem Michel Berger et France Gall, apportant sa touche unique à leurs productions sophistiquées. Il est également un musicien de confiance pour Johnny Hallyday, participant à des albums et assurant la direction musicale de concerts monumentaux comme celui du Parc des Princes en 1993. La liste s'allonge avec des noms comme Jacques Dutronc, Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, Sylvie Vartan, Nicole Rieu, Francis Cabrel, Michel Jonasz ou encore Françoise Hardy.
Son talent traverse les frontières. Il collabore avec des légendes internationales telles que Ray Charles et Herbie Hancock, le duo pop Eurythmics, la chanteuse Bonnie Tyler, et même Céline Dion. Il travaille également avec des compositeurs de renom comme Ennio Morricone et Lalo Schifrin. Le contexte de l'époque est révélateur : les producteurs français comme Michel Berger n'hésitaient pas à faire appel aux plus grands musiciens mondiaux, comme les membres du groupe Toto ou les frères Brecker. Le fait que Jannick Top soit systématiquement intégré à ce cercle d'élite témoigne de l'immense respect qu'il inspirait pour sa musicalité et sa fiabilité.
Cette carrière de session n'était pas simplement un moyen de "gagner sa vie". Il est essentiel de comprendre qu'il n'était pas engagé malgré son passé avant-gardiste, mais très probablement grâce à lui. Les producteurs exigeants cherchaient des musiciens capables d'apporter une couleur, une profondeur et une originalité à leurs chansons. Ils ne voulaient pas d'un bassiste qui se contenterait de jouer les notes fondamentales. Ils voulaient la "patte" Top. En réécoutant attentivement les enregistrements de Berger ou de Gall, on mesure toute la qualité et la subtilité de son jeu. Bien que plus sobre et contenue que dans Magma, sa basse reste identifiable. Il y injecte une invention harmonique, une assise rythmique et une richesse de timbre qui élèvent considérablement le matériau d'origine. Il n'a pas simplifié son jeu à l'extrême ; il l'a adapté, distillant son essence dans le format plus concis de la chanson pop. Il a été engagé non seulement pour sa compétence technique, mais pour sa voix musicale unique, une voix qui a laissé une empreinte indélébile sur des décennies de musique populaire.
Partie IV : Le Compositeur pour l'Image
Au-delà de ses rôles de bassiste pour l'avant-garde et la variété, Jannick Top a développé une troisième facette majeure de sa carrière : celle de compositeur pour le cinéma et la télévision. Cette voie, il l'a principalement explorée au sein d'un partenariat créatif des plus fructueux avec le claviériste Serge Perathoner. Ensemble, ils forment un duo décrit comme "inséparable" , une entité musicale qui a signé certaines des bandes sonores les plus mémorables du paysage audiovisuel français des années 80, 90 et 2000.
Leur collaboration s'est particulièrement illustrée dans le cinéma, notamment à travers une relation de confiance avec le réalisateur Pierre Jolivet. Ils composent la musique de plusieurs de ses films, dont Force Majeure (1989), Fortune Express (1991), Simple Mortel (1991), En Plein Cœur (1998), Le Frère du guerrier (2002) et Bienvenue chez les Rozes (2003). Leur travail pour Jolivet leur permet de créer des ambiances originales, des climats sonores où ils peuvent développer une musique qui associe tension, émotion et modernité, loin des clichés du genre.
C'est cependant à la télévision que le duo Top/Perathoner atteint sa plus grande notoriété auprès du grand public. Ils sont les créateurs de thèmes musicaux devenus iconiques. Le plus célèbre est sans doute le générique de la série policière à succès Navarro, dont les notes synthétiques et la ligne de basse obsédante ont résonné dans des millions de foyers pendant près de vingt ans. Ils signent également la musique des émissions de Nicolas Hulot, notamment le thème emblématique d'Ushuaïa, qui a accompagné les voyages télévisés de toute une génération.
Leur champ d'action s'étend également à la scène, où ils mettent leur talent au service de projets de grande envergure. Ils sont les arrangeurs et directeurs musicaux de la comédie musicale au succès planétaire Notre Dame de Paris, composée par Richard Cocciante et Luc Plamondon.1 Auparavant, ils avaient déjà œuvré avec Michel Berger sur la nouvelle version de l'opéra-rock
Starmania, un chantier colossal de programmation et d'orchestration en temps réel.
Cette carrière de compositeur pour l'image n'est pas une rupture avec le passé de Jannick Top, mais plutôt une application directe et une cristallisation commerciale des compétences qu'il a développées tout au long de son parcours. La musique de Magma, par sa nature même, est profondément cinématique et programmatique ; elle raconte une épopée, crée des mondes et des atmosphères. Des œuvres comme Köhntarkösz sont souvent décrites comme de véritables musiques de film. En participant à la création de ces vastes fresques sonores, Top a appris à raconter des histoires avec le son. Son passage par le groupe de musique électronique Space a également affiné sa maîtrise des synthétiseurs et des textures électroniques, qui deviendront une marque de fabrique du son Top/Perathoner. En s'associant à un claviériste, il a pu créer des palettes sonores complètes, capables d'évoquer des paysages grandioses (Ushuaïa) ou la tension urbaine (Navarro). Il a simplement distillé son savoir-faire avant-gardiste dans un format plus accessible, prouvant une fois de plus sa capacité unique à jeter des ponts entre des mondes musicaux que tout semble opposer.
Partie V : Les Utopies Sporadiques - Projets Personnels et Quête Continue
Parallèlement à ses activités très visibles de musicien de studio et de compositeur pour l'image, Jannick Top a toujours entretenu une flamme plus secrète, une quête musicale personnelle et sans compromis. Ces "utopies sporadiques", comme les nomme son propre label, représentent le courant le plus pur de sa vision artistique, un espace de liberté totale où il peut poursuivre ses explorations sonores les plus audacieuses.
Cette quête a jalonné toute sa carrière, à travers des formations qui sont devenues cultes pour les amateurs de musique aventureuse. Il y eut bien sûr Troc, son groupe pré-Magma avec André Ceccarelli, qui mêlait déjà jazz, soul et rock avec une énergie féroce et qui se reformera brièvement en 2011. Il y eut Fusion, projet éphémère mais intense avec Christian Vander, Didier Lockwood et Benoît Widemann, dont l'album fut si radical qu'il reçut le "prix du pire album de l'année" par un journaliste, une distinction que les membres considérèrent comme un véritable succès, preuve de leur intransigeance. Plus tard, le projet STS (d'abord pour Système Solaire, puis Spirit To Spirit) deviendra un autre véhicule pour sa créativité, notamment à la fin des années 90 et au début des années 2000.
Pour préserver et diffuser cette musique hors des sentiers battus, Jannick Top a créé sa propre structure, le label Utopic Records. Ce label lui a permis de publier des archives précieuses de la période Zeuhl (comme des concerts de Vandertop ou de l'Utopic Sporadic Orchestra) mais aussi et surtout ses propres compositions. En 2001, il sort
Soleil d'Ork, une compilation d'enregistrements personnels réalisés entre 1974 et 1980, durant sa première période post-Magma. Cet album lève le voile sur une facette plus intime de son travail de compositeur, déjà empreinte de la noirceur et de la puissance qui caractérisent son style.
Mais le point d'orgue de cette démarche personnelle est sans conteste la sortie, en 2008, de l'album Infernal Machina. Il s'agit de son premier véritable album "solo" composé de matériel entièrement nouveau, une œuvre monumentale conçue comme une seule et longue suite en douze mouvements. L'album est salué par la critique et les fans comme un chef-d'œuvre du Zeuhl moderne, une création "sombre, lourde, sinistre" qui prolonge et actualise l'esprit de ses compositions pour Magma. Pour cet opus, il réunit un casting de rêve, convoquant des figures historiques de l'univers Magma comme Christian Vander à la batterie, Klaus Blasquiz et Stella Vander au chant, aux côtés d'une nouvelle génération de musiciens talentueux.
Infernal Machina est une déclaration artistique majeure, la culmination de décennies de recherche musicale.
Cette capacité à mener de front une carrière commerciale florissante et des projets artistiques aussi exigeants s'explique par une philosophie claire. Jannick Top a toujours affirmé vouloir sortir sa musique personnelle "sans aucun impératif commercial", via des "circuits confidentiels" si nécessaire.19 Il a consciemment établi une distinction entre son "travail" et son "art". Les deux sphères ne sont cependant pas déconnectées ; elles sont symbiotiques. Le succès et la stabilité financière acquis grâce à son travail de session et de composition pour l'image lui ont offert le luxe suprême pour un artiste : le temps et la liberté. La liberté de poursuivre sa vision sans se soucier des modes ou des attentes du marché, de peaufiner une œuvre comme
Infernal Machina pendant des années avant de la juger prête. Il a su construire une vie professionnelle qui a servi de rempart pour protéger son art et lui permettre d'exister dans sa forme la plus pure et la plus intransigeante.
Partie VI : La Boîte à Outils du Maître - Matériel et Technique
Pour le public de passionnés et de musiciens de gravebasse.com, déconstruire le son de Jannick Top revient à ouvrir le capot d'un moteur complexe et fascinant. Sa sonorité unique n'est pas le fruit du hasard, mais le résultat d'une chaîne d'éléments méticuleusement choisis et maîtrisés, de son accordage révolutionnaire à son arsenal d'instruments et d'effets.
L'élément le plus fondamental et le plus distinctif de sa technique est son accordage en quintes (Do-Sol-Ré-La, soit C-G-D-A), hérité de sa pratique du violoncelle. Il a conservé cet accordage de manière constante tout au long de sa carrière. Cette approche change radicalement la topographie du manche de la basse. Elle offre une tessiture plus étendue et des possibilités d'accords et d'intervalles ouverts impossibles à obtenir avec l'accordage standard en quartes. En contrepartie, elle requiert une force et une extension des doigts de la main gauche bien plus importantes et oblige à réinventer complètement les schémas de jeu. C'est cet accordage qui est à la source de ses lignes de basse si profondes et de ses voicings si particuliers.
Son son, souvent décrit comme un "bourdonnement" (buzzing), "granuleux" (crunchy) ou "sale" (dirty), provient en grande partie de son approche de l'amplification. Dès l'époque de Magma, il a été un pionnier dans l'utilisation de la saturation naturelle des amplificateurs à lampes, en particulier l'Ampeg SVT, en poussant le gain au maximum pour obtenir une distorsion riche et organique. Cette technique, combinée à une attaque de la main droite très percussive et puissante, crée ce grondement tellurique qui est sa signature. Au fil des ans, il a complété sa palette sonore avec divers effets, notamment des octavers pour épaissir encore le son, et des filtres d'enveloppe pour des textures plus funky et expressives.
Le choix de ses instruments est également révélateur de sa quête d'un son personnel. S'il a souvent utilisé des classiques comme la Fender Jazz Bass à différentes époques, il est surtout connu pour ses collaborations avec le luthier français Jacobacci, qui a conçu pour lui des instruments sur mesure, notamment un modèle hybride parfois appelé "Fret Cello". Plus tard, il adoptera également des basses de marques comme Warwick, Sadowsky ou Yamaha, démontrant un pragmatisme et une recherche constante de l'outil le plus adapté à son expression musicale du moment.
Au terme de ce parcours à travers une carrière d'une richesse et d'une diversité exceptionnelles, l'héritage de Jannick Top apparaît clairement. Il n'est pas seulement celui d'un bassiste virtuose, mais celui d'un véritable architecte sonore, un musicien qui a repensé les fondations de son instrument et, par extension, de la musique qu'il a servie. Sa contribution la plus durable est une redéfinition du rôle même de la guitare basse.
Il a redéfini l'instrument sur le plan technique, en imposant son accordage en quintes comme un système viable et expressif. Cette innovation, loin d'être une simple excentricité, a été adoptée par son successeur au sein de Magma, Philippe Bussonnet, preuve qu'il s'agissait d'une voie musicale nouvelle et transmissible. Il a redéfini le son de la basse rock, en faisant de la saturation non pas un effet, mais un élément constitutif de sa voix, un grondement organique et maîtrisé.
Il a contribué à redéfinir un genre, le Zeuhl, dont il fut l'un des piliers essentiels. Sa complicité créative avec Christian Vander a donné naissance à une musique d'une puissance et d'une originalité qui continuent de fasciner et d'influencer des musiciens du monde entier. Son influence se lit dans les témoignages de ceux qui, comme un fan l'écrit, ont commencé à jouer de la basse "à cause de (ou grâce à) lui".
Enfin, il a redéfini le parcours possible d'un artiste. En naviguant avec une aisance déconcertante entre l'avant-garde la plus intransigeante et le cœur de l'industrie musicale, il a prouvé qu'il était possible de concilier intégrité artistique et succès professionnel. Il a utilisé sa carrière commerciale non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen de financer sa liberté créative, une liberté qui lui a permis de poursuivre sa quête personnelle avec une honnêteté totale, guidé par sa propre philosophie : "Créer, transmettre et aider à redéfinir la création, sa place ainsi que celle de l'artiste créateur".
Sa propre métaphore de la basse comme "fondation" de la maison résume parfaitement son approche. Dans chaque projet, qu'il s'agisse d'une épopée Zeuhl ou d'une chanson de trois minutes, Jannick Top s'est attaché à construire le soubassement le plus solide, le plus profond et le plus intéressant possible, permettant à tout l'édifice de s'élever avec force et cohérence. C'est là que réside son héritage : celui d'un maître des profondeurs, un architecte qui a changé la musique depuis ses fondations.
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