Parfois, la marque d'un grand bassiste n'est pas le nombre de solos qu'il joue, mais la qualité des chefs-d'œuvre qu'il ancre. Victor Sproles, né à Chicago le 18 novembre 1927 , est l'incarnation de cet idéal. Un pilier du jazz, sa carrière s'est déroulée au carrefour de trois des mouvements les plus cruciaux du 20ème siècle : l'afrofuturisme de Sun Ra, la naissance de l'AACM, et l'apogée du hard bop chez Blue Note.
Décédé le 13 mai 2005 , l'anniversaire de Sproles est l'occasion de célébrer le "sideman" ultime, le genre de contrebassiste dont le nom sur une pochette d'album est un gage de fondations impeccables.
Né et élevé à Chicago, Sproles s'est établi dans les années 1950 en travaillant avec des piliers de la scène locale comme Red Rodney et Ira Sullivan. Mais c'est son association avec un autre visionnaire de Chicago qui va cimenter sa place dans l'histoire. Sproles a été le contrebassiste sur plusieurs des enregistrements fondateurs de Sun Ra et de son Arkestra.
Son nom figure sur les albums sémillants Super-Sonic Jazz , Sound of Joy , et Deep Purple. Dans la musique souvent complexe et ésotérique de Sun Ra, Sproles fournissait l'ancre terrestre essentielle, un centre de gravité qui permettait au reste de l'orchestre de s'envoler vers les "spacetravways".
Le plus grand témoignage de son importance pour le leader de l'Arkestra est peut-être le morceau "El Viktor", une composition de Sun Ra figurant sur l'album Sound of Joy. Dans un univers aussi singulier que celui de Sun Ra, être immortalisé par un morceau titre n'est pas un mince honneur.
Le Creuset de l'Avant-Garde (AACM)
La participation de Sproles à l'avant-garde ne s'est pas arrêtée à Sun Ra. En 1961, il devient membre du "Experimental Band" de Muhal Richard Abrams. Ce groupe n'était rien de moins que le creuset musical et philosophique d'où allait émerger, quelques années plus tard, l'une des organisations les plus influentes de la musique créative : l'AACM (Association for the Advancement of Creative Music).
La présence de Sproles, aux côtés de Muhal Richard Abrams, Roscoe Mitchell et Eddie Harris , le place au "ground zero" de la "Great Black Music". Il n'était pas seulement un bassiste de bop ; il était un participant actif à la déconstruction et à la reconstruction du langage du jazz.
La polyvalence remarquable de Sproles est ce qui le définit. Comment le même bassiste peut-il satisfaire les exigences cosmiques de Sun Ra, les explorations libres de Muhal Richard Abrams, et le swing implacable du hard bop?
En 1964, Sproles prouve qu'il le peut en rejoignant l'ultime "université" du hard bop : les Jazz Messengers d'Art Blakey. Il enregistre l'album 'S Make It (1964) pour le label Limelight, dans une formation explosive qui comprenait Lee Morgan et un autre ancien de Sun Ra, le saxophoniste John Gilmore. Après le départ de Gilmore, Sproles enregistra encore deux albums avec les Messengers, dont Soul Finger et Hold On, I'm Coming.
Son jeu solide et son son impeccable en ont fait un atout précieux pour le label Blue Note. Le trompettiste Lee Morgan, l'ayant côtoyé chez les Messengers, l'engage pour ses propres sessions légendaires. Le "walking bass" de Sproles ancre deux des albums majeurs de Morgan de cette période : The Rumproller (1965) et The Sixth Sense. Sur The Rumproller, sa basse est le moteur qui propulse la section rythmique aux côtés du batteur Billy Higgins, soutenant les dialogues enflammés entre Morgan et Joe Henderson.
L'Héritage d'un Sideman
La carrière de Victor Sproles est une leçon pour tous les bassistes. Il a servi la musique, quel que soit le contexte. Il a fourni le swing pour Stan Getz et Chet Baker sur l'album Stan Meets Chet (1957). Il a rejoint le Big Soul Band de Johnny Griffin (1960) et a tourné avec le big band de Clark Terry dans les années 70.
Victor Sproles est le genre de musicien dont le nom devrait être synonyme de fiabilité, de musicalité et de polyvalence. Il n'a peut-être pas cherché la lumière, mais il a fourni la fondation sur laquelle d'innombrables classiques ont été bâtis.
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