Anthony Jackson (1952-2025) le géant de la 6 cordes vient de disparaitre

Publié le 20 octobre 2025 à 08:33

Le 19 octobre 2025, le monde de la musique a perdu l'un de ses plus grands visionnaires. Le décès d'Anthony Jackson, confirmé par ses collaborateurs de longue date, le luthier Fodera et le guitariste Al Di Meola, a marqué la fin d'une carrière qui a non seulement produit des lignes de basse inoubliables, mais a également redéfini les fondements mêmes de l'instrument. Plus qu'un bassiste de génie, Anthony Jackson était un architecte sonore, un intellectuel dont la quête incessante d'un idéal sonore l'a conduit à élever le rôle du musicien de session et à concevoir un instrument qui n'existait que dans son imagination, la basse à six cordes. Anthony Jackson ne nous laisse pas qu'un héritage gravé dans le vinyle, mais aussi dans le bois et le métal de l'instrument qu'il a transformé à jamais.   

Né Anthony Claiborne Jackson le 23 juin 1952 à New York, son parcours musical a commencé loin de la basse. Adolescent, il s'est d'abord tourné vers le piano, puis la guitare, avant de trouver sa véritable vocation à l'âge de 16 ans. Cette progression est fondamentale, car elle a façonné sa perception de la basse non pas comme un simple instrument rythmique, mais comme un membre à part entière de la famille des guitares. Ses études auprès de maîtres tels que Jerry Fisher, Lawrence Lucie et le célèbre guitariste de jazz Pat Martino lui ont permis d'acquérir une base harmonique sophistiquée qui allait devenir la pierre angulaire de son style.   

Le son unique d'Anthony Jackson est le fruit d'une synthèse remarquable entre trois influences musicales radicalement différentes. Il ne s'est pas contenté d'imiter ses héros ; il a distillé l'essence de leurs philosophies pour créer une voix entièrement nouvelle.

L'impact du légendaire bassiste de la Motown, James Jamerson, sur Jackson est indéniable. Il a lui-même reconnu cette filiation en contribuant à l'ouvrage de référence Standing in the Shadows of Motown. L'approche de Jamerson, caractérisée par l'utilisation d'arpèges et de lignes de basse mélodiquement complexes qui définissaient l'harmonie des morceaux, comme sur "How Long Has That Evening Train Been Gone?" de Diana Ross, a constitué le socle sur lequel Jackson a bâti son propre langage harmonique.   

Alors que Jamerson lui a fourni la grammaire mélodique, Jack Casady, le bassiste de Jefferson Airplane, lui a donné l'attitude. Jackson était fasciné par le son "large, riche et métallique" de Casady et sa "manière de jouer curieusement guitaristique". Cette influence l'a encouragé à explorer l'utilisation du médiator et d'effets comme le flanger, s'éloignant ainsi du son rond et feutré de Jamerson pour développer un timbre plus articulé, agressif et percussif.   

L'influence la plus singulière et peut-être la plus profonde est celle du compositeur classique français Olivier Messiaen. Jackson a affirmé que la musique de Messiaen, en particulier sa suite pour orgue "La Nativité du Seigneur", avait changé sa vie "de manière irrévocable et pour toujours". L'utilisation par Messiaen du triton comme intervalle central et de ses "modes à transposition limitée" a directement nourri les concepts harmoniques avancés de Jackson, lui permettant de construire des mélodies et des harmonies bien au-delà des structures traditionnelles de tierces majeures et mineures. Cette approche intellectuelle de l'harmonie est ce qui distingue véritablement son jeu, le plaçant dans une catégorie à part.   

L'héritage le plus tangible d'Anthony Jackson est sans aucun doute l'instrument qu'il a lui-même conceptualisé. La guitare contrebasse à six cordes. Frustré par la tessiture limitée de la basse à quatre cordes, Jackson a développé une critique fondamentale de sa conception. Pour lui, la basse électrique est un membre de la famille des guitares, et non une version électrifiée de la contrebasse acoustique. Il soutenait que si Leo Fender n'avait pas pensé en termes d'application pour la contrebasse, l'instrument aurait dû logiquement comporter six cordes dès son origine. C'est pourquoi il a insisté sur le terme "guitare contrebasse", pour réaffirmer cette lignée et cette philosophie. Son objectif n'était pas seulement d'ajouter des notes, mais de donner à l'instrument l'étendue et la noblesse d'un instrument de concert.   

La transformation de cette vision en un instrument jouable a été une odyssée de près de deux décennies, marquée par la collaboration, l'expérimentation et une persévérance remarquable. Jackson n'a pas accepté les limites des outils existants ; il a forgé un nouvel outil pour servir sa vision.

  • Carl Thompson (1974-1975) : La première étape a été de convaincre un luthier de se lancer dans l'aventure. En 1974, il approche Carl Thompson, qui construit le premier prototype en 1975. Cet instrument, bien qu'imparfait, notamment avec un espacement des cordes trop étroit, fut une étape d'apprentissage cruciale pour Jackson.   

  • Ken Smith (Début des années 1980) : La collaboration suivante avec Ken Smith a permis de continuer à affiner le concept. Les prototypes de cette période ont été utilisés en tournée et en studio, notamment avec Al Di Meola, mais des problèmes de sonorité et de jouabilité au médiator persistaient.   

  • Fodera (1984-Présent) : La quête de Jackson a trouvé son aboutissement dans sa collaboration avec Vinny Fodera et Joey Lauricella. Ce partenariat, décrit comme parfait, a donné naissance à ses modèles signatures emblématiques : l' "Anthony Jackson Presentation" et la "Presentation II". Ces instruments, avec leur design à pan coupé unique, leur diapason de 36 pouces et leur électronique sur mesure, représentaient l'incarnation finale de la vision de Jackson.  

Année Luthier Modèle/Prototype Caractéristiques Clés Utilisations Notables
1975 Carl Thompson Premier prototype 6 cordes Accordage BEADGC, espacement des cordes étroit Enregistrement avec Carlos Garnett, tournée avec Roberta Flack
Début 1980s Ken Smith Prototypes 6 cordes Diapason de 34 pouces, amélioration du son Tournée avec Al Di Meola (Tour de Force: Live), album de George Benson (20/20)
1984 Fodera Anthony Jackson Signature Model Modèle à double pan coupé, diapason de 34 pouces Un des premiers modèles de la collaboration durable
1989 Fodera Anthony Jackson Presentation Modèle à pan coupé unique, diapason de 36 pouces, micro unique L'instrument emblématique de Jackson, aboutissement de sa vision

Parallèlement à son travail de conception, Anthony Jackson s'est imposé comme l'un des musiciens de session les plus demandés et les plus influents de l'histoire. Sa discographie, qui compte plus de 3000 sessions sur 500 albums, témoigne de sa polyvalence et de son génie. Il a transcendé le rôle traditionnel du sideman, devenant un véritable co-créateur dont la voix était non seulement fonctionnelle, mais fondamentale.   

Sa carrière professionnelle a décollé à 18 ans au sein de la légendaire maison de disques Philadelphia International Records de Gamble & Huff. C'est là qu'il a joué sur son premier disque d'or et numéro 1, "Me and Mrs. Jones" de Billy Paul en 1972.   

En 1973, il enregistre avec The O'Jays le titre "For the Love of Money". Sa ligne de basse, immédiatement reconnaissable, est si centrale à l'identité du morceau qu'elle lui vaut un crédit de co-auteur aux côtés de Gamble et Huff. Cette performance est révolutionnaire : l'attaque percussive du médiator, la brillance des cordes Rotosound et l'utilisation pionnière d'une pédale de phaser créent une texture sonore inédite qui a défini le son de l'époque et inspiré des générations de bassistes.   

Collaborations Emblématiques

Chaka Khan : La Liberté Créative

Sa collaboration avec Chaka Khan, en particulier sur l'album Naughty (1980), représente un sommet de créativité. Le producteur Arif Mardin lui a accordé une liberté sans précédent, lui laissant plusieurs mois pour composer et perfectionner ses lignes de basse, un luxe rare dans le monde des sessions d'enregistrement. Jackson a utilisé ce temps pour concevoir des parties de basse qui étaient de véritables compositions, mémorisées note pour note. Sa performance sur "Move Me No Mountain" a été saluée par le bassiste Nathan East comme "la ligne de basse parfaite", un étalon pour tous les musiciens de studio.   

Steely Dan : La Quête de la Perfection Imparfaite

Son travail avec Steely Dan sur l'album Gaucho (1980) offre un aperçu fascinant du processus méticuleux et parfois déroutant du duo. L'anecdote la plus célèbre concerne la chanson titre "Gaucho". Après que Jackson ait enregistré sa partie, Walter Becker l'a réenregistrée lui-même, expliquant à un Jackson au cœur brisé que sa performance était "TROP PARFAITE". Cette histoire illustre à quel point la voix musicale de Jackson était forte et distincte : sa perfection technique pouvait être perçue comme une déclaration artistique si puissante qu'elle nécessitait d'être "humanisée" pour s'intégrer à la vision de l'artiste.   

Al Di Meola : Le Feu de la Fusion

Sa longue et fructueuse collaboration avec le guitariste Al Di Meola a défini le son du jazz-fusion des années 70 et 80. Sa participation à des albums phares comme Land of the Midnight Sun (1976), Elegant Gypsy (1977) et Casino (1978) a établi un nouveau standard pour les sections rythmiques, alliant une puissance tellurique à une complexité et une précision redoutables, souvent en tandem avec le batteur Steve Gadd. L'hommage rendu par Di Meola à l'annonce de son décès témoigne de la profondeur de leur lien musical.   

Paul Simon et Au-delà : La Polyvalence Absolue

La carrière de Jackson est également marquée par une incroyable polyvalence. Il a su adapter son son puissant et sophistiqué à des contextes plus pop, comme sur le titre "Oh, Marion" de l'album One-Trick Pony (1980) de Paul Simon. Sa discographie s'étend à des artistes de tous horizons, de Roberta Flack et Luther Vandross à Dizzy Gillespie, faisant de lui l'un des bassistes les plus enregistrés de l'histoire.   

Année Artiste Album Titre(s) Clé(s) Importance/Analyse
1973 The O'Jays Ship Ahoy For the Love of Money Ligne de basse iconique, utilisation pionnière du phaser, crédit de co-auteur.
1977 Al Di Meola Elegant Gypsy Race with Devil on Spanish Highway, Elegant Gypsy Suite Fusion à haute énergie, section rythmique de référence avec Steve Gadd.
1980 Chaka Khan Naughty Move Me No Mountain, Clouds Liberté créative totale, lignes de basse considérées comme des compositions.
1980 Steely Dan Gaucho Glamour Profession Lignes de basse complexes et idiosyncratiques, illustrant la perfection technique.
1980 Paul Simon One-Trick Pony Oh, Marion Exemple de son adaptabilité à un contexte pop-rock sophistiqué.
2011-2016 Hiromi Voice, Move, Alive, Spark Divers Dernier chapitre majeur de sa carrière, interaction télépathique en trio.

Pour comprendre Anthony Jackson, il faut regarder au-delà des notes qu'il jouait et s'intéresser à la philosophie qui guidait chacune de ses décisions. C'était un intellectuel du groove, un artiste dont les choix techniques découlaient d'une vision artistique cohérente et intransigeante. Ses principes n'étaient pas des caprices, mais les composantes d'une théorie unifiée visant à élever la basse électrique au rang d'instrument de concert, digne des plus grandes scènes classiques.   

Principes et Pratiques

  • La Position Assise : Jackson jouait systématiquement assis. Ce n'était pas une question de confort, mais un choix délibéré pour garantir une stabilité maximale, une précision absolue et pour conférer à l'instrument la gravité et le sérieux d'un violoncelliste classique.   

  • La Défense du Médiator : Influencé par Jack Casady, il a toujours défendu l'utilisation du médiator, non comme une simple technique rock, mais comme un outil essentiel pour le contrôle du timbre, la clarté de l'attaque et la définition de chaque note dans les passages complexes.   

  • Techniques de Mute et Son Signature : Il a développé une technique de sourdine complexe utilisant le pouce et la paume de sa main droite, lui permettant de contrôler la durée de chaque note avec une précision chirurgicale. C'est cette maîtrise qui est à l'origine de son son si particulier, souvent décrit comme "semblable à une cloche" ("bell-like").   

  • L'Homme contre la Machine : À une époque où la musique devenait de plus en plus séquencée, Jackson a pris une position ferme et idéaliste. Sa célèbre déclaration, "le jour où la machine me surpassera, ils pourront m'enterrer dans le jardin", témoigne de sa foi profonde en la supériorité de l'art, du toucher et de l'émotion humaine sur la perfection stérile de la technologie.   

  • L'Honnêteté et l'Excellence : Son conseil aux jeunes musiciens était simple mais profond : "Soyez honnête avec vous-même". Pour lui, le chemin vers la maîtrise passait par une autocritique constante et une responsabilité personnelle absolue, rejetant toute complaisance.   

Le dernier grand chapitre de la carrière d'Anthony Jackson s'est écrit aux côtés de la pianiste virtuose japonaise Hiromi Uehara et du batteur Simon Phillips. Au sein de ce trio, il a trouvé un espace d'expression idéal, produisant quatre albums acclamés (Voice, Move, Alive, Spark) qui témoignent d'une créativité intacte et d'une interaction musicale télépathique. Sa toute dernière performance publique a eu lieu avec cette formation en 2017, un chant du cygne magnifique pour une carrière légendaire.   

La fin de sa carrière et son décès sont le résultat d'une longue et difficile bataille contre la maladie.

Les premiers signes publics de ses problèmes de santé sont apparus en juillet 2016, lorsqu'une "urgence médicale" l'a contraint à annuler plusieurs concerts avec Hiromi. Par la suite, il a été diagnostiqué comme ayant subi une série d'accidents vasculaires cérébraux (AVC) et atteint de la maladie de Parkinson. Ces conditions neurologiques débilitantes l'ont empêché de tourner, d'enregistrer et de jouer après 2017. Une campagne GoFundMe lancée en 2015 révèle également qu'il luttait depuis des années contre d'autres problèmes de santé, notamment le diabète et des complications cardiaques.   

Anthony Jackson est décédé le 19 octobre 2025 à l'âge de 73 ans.

L'héritage d'Anthony Jackson est immense. Il restera dans l'histoire comme le père incontesté de la guitare contrebasse moderne à six cordes, une innovation qui a littéralement élargi le vocabulaire de l'instrument pour des générations de musiciens. En tant que musicien de session, il a laissé un catalogue qui constitue une véritable encyclopédie du groove, du son et de la musicalité. 

Il y a une ironie tragique et poignante dans les dernières années de sa vie. Cet artiste, dont toute la philosophie reposait sur la maîtrise absolue, la précision et le contrôle physique parfait de son instrument, a été finalement réduit au silence par des maladies qui attaquent précisément ces fonctions motrices. Le maître du contrôle a été vaincu par l'incontrôlable fragilité du corps humain. Cette fin douloureuse ne fait que souligner le caractère exceptionnel et presque surhumain de l'art qu'il a pratiqué pendant près de cinquante ans, laissant une empreinte qui, elle, ne s'effacera jamais.

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