Aujourd'hui, John Entwistle né le 9 octobre 1944

Publié le 9 octobre 2025 à 10:06

Sur scène, il était « The Quiet One », le géant stoïque et quasi immobile qui semblait observer le chaos de ses comparses avec une distance impassible. Pourtant, de ses mains émanait un son sismique, une force de la nature qui lui valut les surnoms de « The Ox » (Le Bœuf), pour sa constitution robuste, et de « Thunderfingers » (Doigts de Tonnerre), pour la vélocité fulgurante avec laquelle ses doigts parcouraient le manche. Cette dichotomie entre son attitude réservée et sa production sonore cataclysmique est la clé de sa légende. Bill Wyman, son homologue des Rolling Stones, a résumé cette dualité en le décrivant comme « l'homme le plus silencieux en privé, mais le plus bruyant sur scène ».  

John Entwistle n'était pas simplement le bassiste de The Who ; il fut un architecte fondamental du son de la basse rock, un innovateur qui a redéfini à jamais le rôle de son instrument. Reconnu par ses pairs et par la critique comme l'un des plus grands de tous les temps, il a été élu « Bassiste du Millénaire » par Guitar Magazine en 2000 et consacré meilleur bassiste de l'histoire par les lecteurs de Rolling Stone en 2011. Cette chronique explore la carrière d'un musicien qui, depuis son coin tranquille de la scène, a déclenché une révolution dont les ondes de choc se font encore sentir aujourd'hui.  

Né le 9 octobre 1944 à Chiswick, Londres, John Alec Entwistle était destiné à une trajectoire musicale hors du commun. Contrairement aux autres membres de The Who, il fut le seul à bénéficier d'une formation musicale formelle. Dès son plus jeune âge, il apprit le piano, la trompette et, surtout, le cor d'harmonie, instrument qu'il maîtrisa au point de jouer au sein du Middlesex Youth Orchestra. Cette éducation classique lui inculqua une compréhension profonde de l'harmonie, de la mélodie et du contrepoint, des compétences qui allaient s'avérer déterminantes dans son approche future de la basse.  

Cependant, l'attrait du rock 'n' roll naissant fut irrésistible. Fasciné par le son « twangy » et grave du guitariste américain Duane Eddy, Entwistle décida de s'orienter vers les instruments à cordes. Ses mains, grandes et puissantes, se révélèrent peu adaptées à la guitare. Conscient que l'essentiel du son de Duane Eddy pouvait être reproduit sur une basse, il se tourna vers l'instrument à quatre cordes, allant jusqu'à fabriquer lui-même son premier modèle. C'est à l'école qu'il se lia d'amitié avec un certain Pete Townshend, avec qui il joua dans des groupes éphémères comme The Confederates. Peu après, Roger Daltrey, un ancien de leur école, le remarqua et l'invita à rejoindre son groupe, The Detours, qui allait bientôt devenir The Who.  

La fusion de ces deux univers musicaux a priori opposés — la discipline orchestrale du cor d'harmonie et l'agressivité brute du rock 'n' roll de Duane Eddy — est la pierre angulaire de la révolution Entwistle. Sa formation classique lui a appris à penser son instrument non pas comme un simple pilier rythmique cantonné aux notes fondamentales, mais comme une voix mélodique à part entière, capable de tisser des lignes complexes et harmoniquement riches. Le son de Duane Eddy lui a fourni la texture sonore qu'il recherchait : une attaque percussive, un timbre riche en aigus et une présence affirmée. C'est de cette synthèse unique qu'est né l'ADN du style « lead bass », une approche qui allait non seulement définir le son de The Who, mais aussi changer à jamais la perception de la basse dans la musique rock.

The Who : L'Ancre au cœur de l'ouragan

Au sein de la chimie explosive de The Who, John Entwistle était la force stabilisatrice, l'ancre musicale et sociale qui permettait au navire de ne pas sombrer dans le chaos. Le groupe était une constellation de quatre solistes : Roger Daltrey, le chanteur frontman ; Pete Townshend, le guitariste-compositeur dont le jeu était souvent plus rythmique et texturé que mélodique ; et Keith Moon, le batteur dément qui traitait son instrument comme un soliste permanent, abandonnant souvent le tempo pour des roulements frénétiques. Cette configuration laissait un vide béant au cœur de la musique, un espace où manquaient à la fois une pulsation rythmique stable et une ligne mélodique claire pour guider l'harmonie.  

Le génie d'Entwistle fut de combler ce double vide. Sa basse est devenue le véritable centre névralgique du groupe. Il assurait la régularité rythmique que Moon délaissait, tout en fournissant les lignes mélodiques complexes que le jeu de Townshend, axé sur les accords de puissance, ne proposait pas. Cette inversion des rôles traditionnels est fondamentale pour comprendre le son de The Who. La section rythmique n'était plus un simple soutien ; elle était devenue le moteur mélodique et le garant du temps, une responsabilité qui reposait presque entièrement sur les épaules d'Entwistle.  

Sur le plan personnel, son calme olympien contrastait avec les tensions perpétuelles entre Townshend et Daltrey. Il était le professionnel méticuleux, toujours préparé, qui considérait ses instruments avec un profond respect. Il refusa toujours de participer à l'« art auto-destructeur » de ses partenaires, considérant la destruction d'un instrument comme un sacrilège. Sa présence était si fondamentale que son décès en 2002 a laissé un « trou sonore énorme » au sein du groupe, un vide que ni un bassiste de remplacement, ni un orchestre complet n'ont jamais pu combler.  

La Révolution "Lead Bass" : Analyse d'un style unique

John Entwistle n'a pas seulement joué de la basse, il l'a réinventée. Son style est une combinaison unique de virtuosité technique, d'innovation sonore et d'une conception radicalement nouvelle du rôle de l'instrument.

Le surnom « Thunderfingers » n'était pas usurpé. Entwistle a développé un arsenal de techniques qui lui permettaient une vélocité et une expressivité inédites. La plus célèbre est sa technique de la « machine à écrire » (typewriter), une forme précoce de tapping. Il positionnait sa main droite au-dessus des cordes, près du manche, et utilisait ses quatre doigts pour taper percussivement sur les cordes, les faisant frapper contre la touche. Cela produisait un son claquant et riche en harmoniques, lui permettant de jouer des triolets et des arpèges d'une rapidité stupéfiante. Mais son talent ne s'arrêtait pas là. Il maîtrisait le jeu au plectre, un jeu aux doigts extrêmement puissant, les harmoniques, les slides, et une technique qu'il nommait « crab-claws » (pinces de crabe).  

Le son d'Entwistle était aussi révolutionnaire que sa technique. À une époque où la basse était synonyme de son rond, sourd et grave, il a opté pour l'extrême opposé. Poussé par la nécessité de percer le mur sonore de ses partenaires, il a suivi le conseil d'un manager de monter les aigus et l'a appliqué à la lettre : « full treble, full volume » (aigus à fond, volume à fond). Le résultat fut un son brillant, agressif et métallique, souvent comparé à celui d'un piano, qui tranchait dans le mix avec une clarté redoutable. Ce timbre, riche en harmoniques et en overtones, était la condition sine qua non de son approche de la basse en tant qu'instrument soliste.  

Le solo de basse sur « My Generation » en 1965 est un moment fondateur de l'histoire du rock. Il est largement considéré comme le premier véritable solo de basse de l'histoire du genre, un instant où l'instrument s'est affranchi de son rôle de soutien pour prendre le devant de la scène. Construit sur des gammes pentatoniques, le solo est une démonstration de virtuosité, avec ses triolets rapides et ses notes bendées avec précision. Ce coup d'éclat a ouvert la voie à des générations de bassistes. D'autres morceaux comme « The Real Me », « Sparks » ou ses solos live sur « 5:15 » ont confirmé son statut de soliste d'exception, capable de rivaliser en complexité et en musicalité avec n'importe quel guitariste.  

L'Arsenal du Titan

Le son d'Entwistle était le fruit d'une symbiose parfaite entre sa technique et un équipement qu'il a non seulement utilisé, mais aussi activement contribué à développer. Il a compris que pour réaliser sa vision sonore, il devait repousser les limites de la technologie de son époque.

  • La basse "Frankenstein" : Assemblée par ses soins en 1967 à partir des restes de cinq basses Fender détruites, cette Precision Bass hybride est devenue son instrument principal durant la période la plus créative de The Who (Tommy, Live at Leeds, Who's Next). Elle combinait des pièces de rares modèles « slab body » de 1966, d'une Jazz Bass et d'autres Precision, créant un instrument au son unique, rauque et puissant.  

     
  • Les basses Alembic : Au milieu des années 70, il s'est tourné vers les basses haut de gamme et sur mesure d'Alembic. Avec leur électronique active, leur construction neck-through et leurs bois exotiques, ces instruments lui offraient une clarté et un sustain accrus, lui permettant d'explorer encore plus loin le registre aigu, ce qui, selon lui, lui a permis d'« accomplir pleinement [son] rôle dans The Who ».  

     
  • La basse "Buzzard" : Dans les dernières années de sa carrière, il a co-conçu la basse Buzzard, à la forme distinctive. D'abord construite en bois par Warwick, il s'est ensuite associé à la société britannique Status Graphite pour créer une version entièrement en fibre de carbone. Cette construction monobloc lui offrait une stabilité absolue et une constance sonore parfaite, éliminant les ajustements de manche qu'il exécrait.  

     

L'histoire de l'amplification de The Who est celle d'une course à l'armement sonore. Pour s'entendre par-dessus la batterie de Moon, Entwistle a adopté des stacks Marshall de plus en plus puissants. Townshend a dû faire de même pour s'entendre par-dessus Entwistle. Cette escalade a fait de The Who le groupe le plus bruyant du monde, détenant le record Guinness avec un concert mesuré à 126 décibels en 1976. Entwistle lui-même a affirmé que c'est ainsi que le groupe a « vraiment inventé le heavy rock ». Après des débuts sur Marshall et Sound City, il est devenu l'ambassadeur emblématique des amplificateurs Hiwatt. Les modèles DR103 et DR201, réputés pour leur construction de qualité militaire, leur son clair et leur énorme réserve de puissance (headroom), constituaient la plateforme idéale pour sculpter son son aigu et percutant. Ses installations scéniques, de plus en plus complexes et intégrant la bi-amplification, étaient si imposantes qu'elles furent surnommées « Little Manhattan ».  

L'une des contributions les plus fondamentales et pourtant souvent sous-estimées d'Entwistle fut sa collaboration avec la société Rotosound en 1966. Frustré par le son mat des cordes à filet plat (flatwound) de l'époque, il cherchait un son de piano brillant et durable. Après des heures d'expérimentation en usine avec le fondateur James How, ils mirent au point le jeu de cordes à filet rond (roundwound) RS66 Swing Bass. Ce fut une véritable révolution technologique. Ces cordes ont non seulement permis à Entwistle de forger son son signature, mais elles sont devenues le standard pour des générations de bassistes rock à travers le monde.  

Bassiste et compositeur

Souvent dans l'ombre de la plume prolifique de Pete Townshend, John Entwistle était néanmoins un auteur-compositeur talentueux et singulier. Il a écrit plus de 25 chansons pour The Who, assurant lui-même le chant sur la plupart d'entre elles. Ses textes se distinguaient par un humour noir, un esprit macabre et un sens de l'absurde qui offraient un contrepoint bienvenu aux thèmes plus existentiels de Townshend.  

Parmi ses compositions les plus célèbres figurent « Boris the Spider », l'une de ses premières chansons, reconnaissable à sa ligne de basse descendante et à sa voix de basse profonde sur le refrain. « My Wife », un classique des concerts de The Who, est une vitrine de son humour pince-sans-rire et de ses talents de multi-instrumentiste, puisqu'il y joue de la basse, du piano et de tous les cuivres. Des titres comme « Heaven and Hell », « Success Story » et le puissant « Trick of the Light » témoignent également de sa verve et de son cynisme. Il fut d'ailleurs le premier membre du groupe à sortir un album solo, Smash Your Head Against the Wall en 1971, qui lui a valu un public fidèle.  

Son héritage ?! Une onde de choc !

L'héritage de John Entwistle est colossal. Il est la figure centrale qui a fait passer la basse d'un rôle de soutien rythmique à celui d'un instrument soliste à part entière dans le rock. Son influence a touché d'innombrables bassistes, de Lemmy Kilmister (Motörhead) à Steve Harris (Iron Maiden), en passant par Geddy Lee (Rush), Les Claypool (Primus) et Billy Sheehan, qui se revendiquent tous de sa filiation.  

Cependant, son impact va bien au-delà de la simple inspiration stylistique. Sa véritable singularité réside dans son approche systémique du son. Il n'a pas seulement changé la manière de jouer de la basse ; il a transformé l'écosystème entier de l'instrument. Sa quête d'un son spécifique, le concept de « lead bass », était irréalisable avec la technologie des années 60. Plutôt que de faire des compromis, il a été le moteur de l'innovation technologique nécessaire à sa vision. Il a poussé les fabricants d'amplis à construire des machines plus puissantes et plus claires (Hiwatt) et a co-inventé les cordes (Rotosound) qui sont devenues la norme. Sa technique révolutionnaire et la technologie qu'il a contribué à créer sont indissociables. L'une a nourri l'autre dans une boucle de rétroaction continue.

Cette approche holistique est ce qui le distingue. Il a repensé l'instrument de la corde au haut-parleur. C'est pourquoi son influence est si profonde et durable : elle ne se limite pas à des plans ou des solos, mais se retrouve dans les outils mêmes que les bassistes rock utilisent chaque jour. Malgré une fin de carrière marquée par une certaine amertume, où il exprimait sa frustration face aux longues périodes d'inactivité de The Who , son statut de plus grand innovateur de la basse rock reste incontesté. John Entwistle n'a pas seulement joué fort ; il a pensé le son de la basse différemment, et par là même, a changé le son du rock pour toujours.  

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