Portrait, Endea Owens, la jazzy groovy nouvelle génération

Publié le 14 octobre 2025 à 12:59

Assister à un concert d'Endea Owens & The Cookout, c'est une immersion dans une atmosphère de pure joie communicative. Sur scène, la contrebassiste ne se contente pas de jouer : elle rayonne, son « charme exubérant » captivant instantanément le public. Chaque performance est une « fusion joyeuse de jazz, de soul et d'influences mondiales » , un « jazz qui donne envie de hocher la tête » , où chaque note semble pensée pour connecter les âmes. Cette énergie culmine souvent lorsque Owens invite l'audience à participer à des affirmations collectives, telles que « I love myself » (« Je m'aime »), transformant la salle de concert en un espace de célébration et de bienveillance partagée. 

Endea Owens s'est imposée comme une figure centrale du jazz contemporain, non seulement par sa virtuosité, mais aussi par sa capacité à canaliser son héritage de Detroit, sa formation rigoureuse et son profond sens de la responsabilité sociale en une vision artistique singulière qu'elle nomme « Feel Good Music ». Cette vision n'est pas qu'une simple esthétique ; c'est une philosophie qui imprègne son groupe, ses compositions et son activisme. Owens incarne un nouveau paradigme de leader dans le jazz, où la maîtrise technique est indissociable de l'engagement communautaire, et où le groove sert un objectif plus élevé : celui d'élever les esprits et de renforcer le lien social.  

Les racines d'Endea Owens sont profondément ancrées dans le sol riche et complexe de Detroit, une ville qui a façonné son caractère autant que son ADN musical. Son éducation s'est déroulée au cœur d'une « Mecque de la musique et de l'art », où chaque coin de rue résonnait des héritages de Motown, du jazz de Paul Chambers et Kenny Burrell, de la techno, du hip-hop et du gospel. Cet environnement, marqué également par des figures historiques comme Malcolm X, a constitué un « gumbo » d'influences et a nourri en elle une conscience sociale issue d'une « communauté à l'esprit fort ».  

Sa musicalité innée s'est d'abord manifestée au piano, qu'elle jouait à l'oreille, puis au violon. Dans cette discipline, elle a excellé, devenant premier violon de son orchestre et remportant des concours nationaux, ce qui témoigne d'une discipline et d'un talent précoces. Pourtant, son destin a basculé de manière inattendue. Son directeur d'orchestre, ayant un besoin urgent d'un bassiste, l'a entendue jouer une symphonie de Mozart à l'oreille sur une contrebasse esseulée. Il lui a alors lancé un ultimatum : « Soit tu joues de la basse, soit tu auras un F dans ce cours ». Cette contrainte, initialement une source de frustration pour la jeune prodige du violon, s'est révélée être un appel. Ce changement forcé l'a immédiatement propulsée sur la scène professionnelle, lui offrant son premier cachet à l'âge de 15 ans et la mettant en contact avec sa première figure tutélaire, la légende du jazz de Detroit, Marcus Belgrave.  

Cet épisode de l'ultimatum est plus qu'une simple anecdote ; il révèle un schéma récurrent dans le parcours d'Owens. Une contrainte extérieure, apparemment un obstacle, est confrontée à un talent latent et une détermination farouche, la menant finalement vers une destinée plus grande. Le directeur d'orchestre avait décelé son potentiel musical exceptionnel, capable de s'adapter à un nouvel instrument. Ce qui a commencé comme une obligation s'est transformé en la passion de sa vie. Ce même schéma se répétera plus tard : une première audition ratée à la prestigieuse Juilliard School deviendra le catalyseur d'une seconde tentative plus ciblée et réussie, et les défis de la scène new-yorkaise la pousseront à « trouver sa voix en tant qu'artiste ».  

Plus encore, Detroit lui a légué une double influence. Au-delà de la riche palette sonore qui constitue aujourd'hui son « gumbo » musical, la ville lui a inculqué un ethos d'égalité et de soutien mutuel. « À Detroit, mes homologues masculins et moi avons toujours été traités sur un pied d'égalité. Je n'ai jamais eu l'impression que mes mentors me ménageaient. Detroit a un profond esprit de mentorat », explique-t-elle. Cette combinaison d'éclectisme musical et d'égalitarisme social deviendra le fondement de la philosophie de son projet « The Cookout ». Son groupe est un creuset musical, son leadership est collectif, et son activisme communautaire est une application directe de cet « esprit de mentorat ». Sa carrière peut ainsi être vue comme une tentative d'exporter le modèle holistique de la communauté musicale de Detroit au reste du monde.  

Le parcours académique d'Endea Owens est celui d'une quête déterminée de maîtrise, marquée par le rôle crucial du mentorat, une pierre angulaire de la tradition du jazz. Après avoir obtenu son diplôme de la Detroit School of Arts, elle a poursuivi ses études à la Michigan State University (MSU), où elle a obtenu une licence en études de jazz en 2015. Son arrivée à MSU fut cependant semée d'embûches. Après un voyage en bus Greyhound, elle s'est perdue sur le campus, a failli manquer son audition et, déstabilisée par le stress, a livré une performance qu'elle jugeait médiocre.  

C'est là qu'intervint Rodney Whitaker, directeur des études de jazz à MSU. Malgré une audition imparfaite, il a décelé son potentiel et est devenu son premier professeur de contrebasse officiel et un mentor essentiel. Sa confiance inébranlable l'a poussée à persévérer et à trouver sa propre voix. Owens lui attribue, ainsi qu'à la faculté de MSU, le « dévouement, la tutelle et l'attention » qui ont été les clés de son succès.  

Son ambition l'a ensuite menée à New York, avec pour objectif la prestigieuse Juilliard School. Son parcours pour y parvenir fut une véritable saga. Lors de sa première tentative, elle a atteint le tour final des auditions mais a échoué à l'épreuve de formation auditive. Elle s'est alors inscrite à la Manhattan School of Music, mais a rapidement senti que l'environnement ne lui convenait pas et a abandonné au bout de trois mois. Une rencontre fortuite avec le Dr Aaron Flagg, alors directeur des études de jazz à Juilliard, a tout changé. Il l'a encouragée à postuler de nouveau. Forte d'une nouvelle détermination, elle a réussi sa deuxième audition et a finalement obtenu son master de Juilliard en 2018.  

Son développement artistique repose sur une trinité de mentors qui l'ont guidée à des étapes clés de sa carrière, illustrant la transmission du savoir si chère au jazz.

Mentor Sphère d'Influence Contribution Clé au Développement d'Owens
Marcus Belgrave Scène Jazz de Detroit Lui a offert son premier engagement professionnel à 15 ans ; encouragement initial et expérience du terrain.
Rodney Whitaker Milieu Académique (MSU) Son premier professeur de contrebasse formel ; a reconnu son potentiel malgré une audition difficile et l'a poussée à trouver sa voix.
Ron Carter Panthéon du Jazz (NYC) Mentorat par une légende vivante, représentant le sommet de la tradition de la contrebasse jazz.

L'ascension d'Endea Owens vers une reconnaissance nationale est une histoire qui mêle talent, travail acharné et un heureux hasard, digne des légendes du jazz. La scène se déroule au Smalls Jazz Club de New York, un lieu emblématique où les musiciens se retrouvent après leurs concerts. À 4 heures du matin, alors qu'elle participait à une jam-session, elle a été remarquée par Joe Saylor, le batteur de Stay Human, le groupe maison du Late Show with Stephen Colbert dirigé par Jon Batiste. Ce détail, loin d'être anodin, témoigne de l'éthique de travail implacable nécessaire pour percer sur la scène new-yorkaise.  

Impressionné, Saylor a parlé d'elle à Batiste. Quelques mois plus tard, alors qu'elle se trouvait dans un aéroport, Owens a reçu un appel d'un numéro inconnu. C'était Jon Batiste. Leur conversation a duré une heure, portant sur « la musique, la vie et leurs visions de l'humanité », sans jamais mentionner une seule fois un possible engagement. Cet échange révèle l'approche de Batiste, qui cherchait non pas une simple musicienne, mais une âme sœur artistique en phase avec la philosophie de son groupe, « Stay Human » (Rester Humain). La véritable audition ne portait pas sur ses compétences techniques, que le jugement de Saylor garantissait, mais sur son esprit et sa vision du monde. Il cherchait une personnalité capable de s'intégrer à une mission musicale axée sur la connexion humaine et la joie.  
Deux mois après cet appel, en août 2019, Owens a été invitée à remplacer le bassiste attitré du Late Show. Elle a « tout donné », et sa performance a été si convaincante qu'on lui a demandé de rester quelques mois de plus, avant de lui offrir un contrat permanent. Au sein du groupe, elle est rapidement devenue le pilier rythmique, la musicienne « fondamentale » dont le groove solide permet à Batiste de « s'envoler ». Cette position lui a offert une visibilité nationale quotidienne et l'a fait participer à de nombreux projets primés, lui valant un Emmy Award, un George Foster Peabody Award, et un Grammy Award pour l'album de Batiste, We Are. Durant cette période, son talent a également été sollicité pour la bande originale du film nominé aux Oscars Judas and the Black Messiah et pour la performance acclamée de H.E.R. lors du Super Bowl LV.  
 

Après s'être affirmée comme une musicienne d'accompagnement de premier plan, Endea Owens a embrassé son rôle de leader et de visionnaire. Son projet, The Cookout, est l'expression la plus pure de sa philosophie artistique, qui vise à créer une musique joyeuse, inclusive et spirituellement nourrissante. Le nom du groupe lui-même est une déclaration d'intention. Il est inspiré par son amour pour les barbecues communautaires (cookouts), ces moments de rassemblement où « l'on oublie ses soucis, on se regarde droit dans les yeux et on ressent plus de compassion les uns pour les autres ». C'est ce sentiment qu'elle a voulu insuffler dans sa musique, allant jusqu'à nommer son groupe d'après son initiative caritative, créant ainsi un lien indissoluble entre son art et son engagement.  

 

En tant que leader, Owens s'inscrit dans la lignée des grands contrebassistes-meneurs comme Charles Mingus ou son mentor Ron Carter, tout en y apportant une touche résolument moderne. Son approche est collective, prônant « l'égalité des chances » au sein du groupe, où chaque musicien a l'espace pour briller. Elle conçoit sa musique comme une « feuille de route », offrant une structure tout en faisant confiance à ses musiciens pour y naviguer avec la liberté propre au jazz. 

 

Son premier album, Feel Good Music (2023), est la concrétisation de cette vision. Elle le décrit comme un « buffet de l'expérience musicale noire » ou un « gumbo » de toutes les sonorités qui ont bercé son enfance à Detroit : le swing, les rythmes d'Afrique de l'Ouest, les ballades, le gospel, le funk, le R&B et la neo-soul. L'album a été salué pour sa capacité à marier des « arrangements complexes avec une ambiance accessible et positive », séduisant ainsi aussi bien les critiques de jazz que le grand public. Les chroniques louent son « son puissant », ses compositions « inspirantes » et son énergie « revigorante ».  

 

Le titre de l'album, Feel Good Music, est en soi une prise de position. Dans un paysage jazzistique contemporain parfois perçu comme cérébral ou académique, Owens revendique la joie, l'accessibilité et l'élévation spirituelle comme des objectifs artistiques légitimes et essentiels. Sa musique, bien que sophistiquée et riche en arrangements, a pour but premier de faire du bien. En cela, elle ne fait pas de compromis sur la complexité, mais elle refuse la fausse dichotomie entre sérieux artistique et positivité émotionnelle. Elle renoue avec l'esprit de l'ère hard bop qu'elle admire, une époque où un pont existait entre « musiques populaires et musiques savantes », et le reconstruit pour le public du 21e siècle.  

 

Parallèlement, sa réputation de compositrice s'est étendue au-delà de son propre groupe. Des institutions majeures lui ont passé commande, comme le Jazz at Lincoln Center pour sa pièce « Ida's Crusade », ou encore l'Orchestre Symphonique de Cincinnati, confirmant sa place parmi les voix les plus importantes de sa génération.  

 

Ce qui distingue Endea Owens de nombre de ses contemporains est son activisme, non pas comme une activité annexe, mais comme une extension naturelle de son art. Son initiative, The Community Cookout, est l'incarnation la plus directe et la plus puissante de sa philosophie musicale. Née en 2020, en pleine pandémie de COVID-19, l'organisation a été une réponse immédiate à l'isolement et aux difficultés qui frappaient les communautés de New York. 

 

La mission est simple et puissante : rendre New York meilleure à travers « la musique, l'activisme et les repas ». Le projet organise des concerts gratuits en plein air dans des quartiers mal desservis comme Harlem, le Queens et Brooklyn, tout en distribuant des repas chauds et de qualité. À ce jour, des milliers de personnes ont ainsi été nourries, tant physiquement que spirituellement.  

 

Cette démarche est profondément personnelle. Owens a elle-même grandi dans une famille qui a parfois dû compter sur les banques alimentaires et les programmes communautaires. Elle sait « ce que l'on ressent quand on est du côté de ceux qui reçoivent » et insiste sur la qualité des repas offerts, car pour elle, il s'agit de préserver la dignité des gens. En associant un repas gratuit à un concert de jazz de haut niveau, elle pose un acte symbolique fort : la musique n'est pas un luxe, mais un service essentiel, aussi vital pour l'esprit que la nourriture l'est pour le corps. Cette initiative redéfinit le rôle de l'artiste, non plus comme un simple divertisseur, mais comme un acteur de la guérison et du soutien communautaire. Elle « nourrit le corps et l'âme », littéralement.  

Le parcours d'Endea Owens est celui d'une transformation remarquable : de la jeune violoniste contrainte de passer à la contrebasse à Detroit, elle est devenue une leader célébrée sur la scène jazz internationale. Son histoire est une synthèse de l'héritage musical de sa ville natale, d'une formation académique rigoureuse, d'une percée spectaculaire à la télévision nationale, et de la cristallisation d'une vision artistique profondément humaniste.

 

Sa musique, son groupe The Cookout et son initiative communautaire ne sont pas des projets distincts, mais les facettes interdépendantes d'une seule et même mission : utiliser son immense talent pour construire des ponts, répandre la joie et créer de la « Feel Good Music » au sens le plus large du terme. L'héritage d'Endea Owens ne réside pas seulement dans son « son de contrebasse ample et gras » ou dans ses nombreuses récompenses. Il réside surtout dans sa redéfinition de ce que peut être une musicienne de jazz au 21e siècle : une virtuose, une compositrice, une cheffe d'orchestre, une philosophe et un pilier de sa communauté. Elle est, en somme, le cœur battant d'un grand "cookout" où tout le monde est invité à la table. 

 

Ecouter le résumé audio de cet article

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.