
En ce 11 septembre, le monde de la musique célèbre l'anniversaire de Victor Lemonte Wooten, un artiste dont l'influence transcende largement les quatre cordes de son instrument. Né en 1964, Wooten n'est pas simplement un bassiste ; il est un talent générationnel qui a redéfini le rôle de la basse électrique, s'inscrivant dans la lignée des révolutionnaires comme Jaco Pastorius et Larry Graham avant lui. Il représente une figure unique dans la musique moderne : un virtuose dont les innovations techniques sont indissociables de ses multiples facettes de compositeur, chef d'orchestre, auteur, naturaliste et éducateur. Son parcours n'est pas seulement celui de la maîtrise d'un instrument, mais celui du développement d'une philosophie holistique où la musique, la nature et la vie sont intimement liées.
Son statut est cimenté par une collection de récompenses prestigieuses qui témoignent de son impact. Cinq fois lauréat d'un Grammy Award, il est également le seul musicien à avoir été élu "Bassiste de l'année" à trois reprises par les lecteurs du magazine Bass Player. Sa place dans le panthéon des grands a été confirmée lorsque le magazine
Rolling Stone l'a classé parmi les "10 meilleurs bassistes de tous les temps". Ces distinctions ne font qu'effleurer la surface d'un artiste dont la contribution la plus profonde réside peut-être dans sa manière d'enseigner et de penser la musique.
La vie de Victor Wooten a commencé dans un cadre aussi nomade qu'inhabituel pour un futur musicien de sa trempe. Né le 11 septembre 1964 sur une base de l'US Air Force près de Boise, dans l'Idaho, il était le plus jeune de cinq frères au sein d'une famille militaire. Cette vie, marquée par des déménagements fréquents, les a conduits à Hawaï, en Californie, avant de s'installer durablement à Newport News, en Virginie, en 1972. Loin d'être un obstacle, ce mode de vie itinérant a exposé les frères à une riche diversité musicale, façonnant leur capacité à naviguer entre les genres avec une aisance déconcertante.
Son initiation musicale est légendaire et illustre parfaitement la philosophie qu'il défendra plus tard. Avant même de maîtriser le langage parlé, Victor Wooten apprenait déjà la basse. À l'âge de deux ans, son frère aîné, Regi, lui-même un jeune prodige de neuf ou dix ans, a commencé à lui enseigner les rudiments de l'instrument. Regi avait compris que pour compléter le groupe familial, il leur fallait un bassiste, et le rôle a été naturellement attribué au plus jeune. Cette transmission s'est faite de la manière la plus organique qui soit : dès que Victor a pu s'asseoir, une basse était entre ses mains. Cet apprentissage précoce, fondé sur l'immersion et l'intuition plutôt que sur la théorie, a établi les fondations de sa conviction que la musique est une langue qui s'apprend d'abord par la pratique et l'écoute.
La Formation des Wooten Brothers
Le groupe familial, The Wooten Brothers, s'est formé naturellement autour de ce noyau fraternel : Regi à la guitare, Roy à la batterie, Rudy au saxophone, Joseph aux claviers et le très jeune Victor à la basse. Leurs premières scènes furent la cour de leur propre maison, un terrain de jeu qui est rapidement devenu leur premier conservatoire. Le soutien de leurs parents, bien que non-musiciens, fut un pilier de leur développement. Ils organisaient leurs concerts et les encourageaient à absorber la diversité musicale des radios des années 1960, créant un environnement où la musique était omniprésente et sans frontières.
Leur talent exceptionnel les a propulsés sur la scène professionnelle à un âge où la plupart des enfants apprennent à peine à lire. À cinq ans, Victor jouait déjà dans des clubs, et à six ans, les Wooten Brothers assuraient la première partie de la tournée Superfly de la légende de la soul, Curtis Mayfield. Ils ont partagé l'affiche avec des géants comme War, The Temptations, et Ramsey Lewis, acquérant une expérience scénique inestimable qui a forgé leur réputation de prodiges.
Chaque frère a développé une identité musicale forte et unique. Regi est devenu "The Teacher", un guitariste virtuose et un pédagogue respecté. Roy, connu sous le nom de "Futureman", a inventé le "Drumitar", un instrument hybride qui a défini son approche percussive unique. Joseph, surnommé "The Hands of Soul", est devenu un claviériste et chanteur de renom, notamment au sein du Steve Miller Band. Rudy, décédé en 2010, était la "section de cuivres à lui tout seul", capable de jouer de deux saxophones simultanément. Malgré un contrat avec Arista Records en 1985 qui, selon eux, ne capturait pas leur véritable essence, les frères ont poursuivi des carrières individuelles brillantes, sans jamais perdre le lien musical profond qui les unissait.
Le Phénomène Flecktones
En 1988, la carrière de Victor Wooten prend un tournant décisif. Le banjoïste novateur Béla Fleck est invité à se produire pour une émission télévisée sur PBS, The Lonesome Pine Specials, et cherche à s'entourer de musiciens exceptionnels. Il se souvient avoir dit qu'il avait besoin de "monstres" ("freaks"), des musiciens qui seraient ses égaux, voire plus. C'est ainsi qu'il rassemble Victor Wooten, dont l'audition s'est déroulée par téléphone, le frère de ce dernier, Roy "Futureman" Wooten, et l'harmoniciste et claviériste Howard Levy. La alchimie est immédiate. Ce qui devait être une performance unique s'est transformé en la naissance de Béla Fleck and the Flecktones.
Le groupe a immédiatement fait exploser les catégories musicales traditionnelles. Leur son était un amalgame audacieux de bluegrass progressif, de jazz fusion, de funk, de musique classique et de traditions du monde entier. Cette fusion a déconcerté les disquaires et les critiques, qui peinaient à trouver un rayon où classer leurs albums. Au cœur de ce son révolutionnaire, le rôle de Victor était central. Il n'était pas seulement l'ancre rythmique ; il était une voix mélodique à part entière, capable de tenir un groove funk implacable tout en lançant des solos d'une complexité et d'une musicalité rares. Associé au Drumitar de son frère Roy, la section rythmique des Flecktones était un spectacle en soi, à la fois innovante et profondément groovy.
Dès leur premier album éponyme en 1990, les Flecktones ont captivé un public international. Des albums phares comme Flight of the Cosmic Hippo (1991) et l'album live Live Art (1996) ont solidifié leur réputation. Le succès commercial et critique a été couronné par de multiples Grammy Awards, qui ont projeté Victor Wooten sur le devant de la scène mondiale. Les victoires pour des morceaux comme "The Sinister Minister" (Meilleure Performance Instrumentale Pop, 1996) et des albums comme
Outbound (Meilleur Album de Jazz Contemporain, 2000) et The Hidden Land (2006) ont marqué des étapes clés, non seulement pour le groupe, mais aussi pour la reconnaissance de Wooten en tant que force majeure de la musique instrumentale.
La dynamique du groupe a évolué au fil des ans. Le départ d'Howard Levy en 1992 a transformé les Flecktones en un trio, une configuration qui a poussé Victor à occuper encore plus d'espace sonore, développant davantage son jeu d'accords et ses capacités mélodiques pour combler le vide harmonique. L'arrivée du saxophoniste Jeff Coffin a ensuite enrichi leur palette sonore, avant que la formation originale ne se réunisse finalement en 2009 avec le retour de Levy, ravivant la magie des débuts. Cette capacité à se réinventer tout en conservant une identité forte témoigne de la chimie exceptionnelle entre ces quatre musiciens. Pour Wooten, l'environnement des Flecktones, un collectif d'égaux où chaque membre repoussait les limites de son instrument, a été un véritable conservatoire de haut niveau. Cette conversation musicale intense et continue a été le creuset parfait pour affiner les compétences polyvalentes qu'il allait bientôt déployer dans sa carrière solo.
Des Débuts d'une Audace sans Précédent
En 1996, Victor Wooten a lancé sa carrière solo avec un album qui était autant une déclaration philosophique qu'une œuvre musicale : A Show of Hands. Le concept était radical et sans précédent pour un bassiste : l'album a été enregistré uniquement avec une basse et des voix, sans aucun re-recording (overdub). C'était une démonstration de force tranquille, prouvant que la basse pouvait être un instrument orchestral complet, capable de fournir la mélodie, l'harmonie et le rythme simultanément. Des morceaux comme "U Can't Hold No Groove..." ont montré sa maîtrise du rythme, tandis que son arrangement solo époustouflant de "Overjoyed" de Stevie Wonder a révélé sa sensibilité mélodique et harmonique, faisant de l'album un jalon pour tous les bassistes.
Après ce manifeste minimaliste, Wooten a exploré d'autres facettes de son art. Son deuxième album, What Did He Say? (1997), a pris le contre-pied de son prédécesseur en utilisant des superpositions de pistes de basse pour créer de véritables orchestres. Des albums comme Yin-Yang (1999) et Soul Circus (2005) l'ont vu explorer plus profondément le funk, le R&B et la soul, souvent accompagné de son groupe de tournée qui incluait ses frères Regi et Joseph, recréant sur scène la dynamique familiale de ses débuts.
Des Collaborations au Sommet
Parallèlement à sa carrière solo, Wooten s'est engagé dans des collaborations qui ont marqué l'histoire de la basse.
-
Bass Extremes : Dès 1992, il s'associe au pionnier de la basse fretless à six cordes, Steve Bailey. Leur projet, Bass Extremes, a donné naissance à des albums comme Cookbook (1998), qui sont devenus des références pour les bassistes du monde entier, mêlant une technique époustouflante à une approche pédagogique.
-
Vital Tech Tones : Au sein de ce power trio de fusion avec le guitariste Scott Henderson et le batteur Steve Smith, Wooten a démontré sa capacité à s'intégrer dans un contexte jazz-rock de haute volée, prouvant sa polyvalence dans les environnements musicaux les plus exigeants.
-
SMV (Clarke, Miller, Wooten) : En 2008, un rêve est devenu réalité avec la formation du supergroupe de bassistes SMV, réunissant Wooten et deux de ses héros d'enfance, Stanley Clarke et Marcus Miller. Leur album Thunder est un événement historique, un dialogue entre trois générations d'innovateurs de l'instrument. Pour Wooten, être traité en égal par ses idoles fut à la fois un défi et une consécration.
La carrière solo de Wooten peut être vue comme une démonstration continue de ses croyances musicales. Si A Show of Hands a prouvé que la basse pouvait se suffire à elle-même, ses projets ultérieurs ont montré comment elle pouvait devenir le cœur d'un univers musical riche et varié, que ce soit seule, en orchestre ou en dialogue avec d'autres maîtres.
Le "Double-Thump" : Un Nouveau Langage Rythmique
Au cœur de la révolution Wooten se trouve une technique qui a redéfini les possibilités percussives de la basse : le "double-thump". S'inspirant du slap traditionnel popularisé par Larry Graham, Wooten a transformé le mouvement. Au lieu de simplement frapper la corde avec le pouce et de le laisser rebondir, sa technique consiste à frapper la corde vers le bas en la traversant, puis à la raccrocher avec le même pouce dans un mouvement ascendant. En traitant son pouce comme un médiator, il peut jouer des notes deux fois plus rapidement avec un seul mouvement du poignet, créant des lignes rythmiques d'une fluidité et d'une complexité inédites.
La virtuosité de Wooten ne se limite pas à cette technique. Son jeu est un amalgame de plusieurs approches innovantes :
-
Le Tapping : Il utilise le tapping à deux mains pour jouer simultanément des lignes de basse, des accords et des mélodies, comme en témoigne son arrangement magistral de "Norwegian Wood" des Beatles.
-
Les Harmoniques : Il maîtrise l'art des harmoniques naturelles et artificielles pour créer des mélodies éthérées et des textures sonores uniques, ajoutant une autre dimension à son jeu.
-
L'Open-Hammer-Pluck : Cette technique complexe combine des notes étouffées et des hammer-ons de la main gauche avec des tirés de la main droite pour produire des grooves polyrythmiques rapides et syncopés.
Les Outils du Métier
La technique de Wooten est indissociable de son équipement, soigneusement choisi pour servir sa vision musicale.
-
Les Basses Fodera : Sa collaboration de longue date avec le luthier Fodera est légendaire. Ses basses signature Yin Yang, avec leur design emblématique, sont devenues une extension de sa personnalité musicale. Ces instruments sont conçus pour offrir une clarté et une définition de note exceptionnelles, essentielles pour que ses techniques complexes soient audibles.
-
L'Amplification Hartke : Pour amplifier son son, il fait confiance aux amplificateurs Hartke, notamment les têtes LH1000 et les baffles HyDrive. Cette configuration lui offre la puissance et la marge dynamique (headroom) nécessaires pour que ses attaques percussives soient explosives sans compression indésirable.
-
Les Effets et Pédales : Sur scène, les pédales de boucle (loopers) comme la série RC de Boss sont cruciales pour ses performances en solo, lui permettant de construire des arrangements complexes en temps réel.
L'équipement de Wooten n'est pas un choix esthétique, mais fonctionnel. Chaque élément de sa chaîne de signal est optimisé pour permettre l'expression la plus claire et la plus dynamique de ses idées musicales.
La Voix de l'Auteur
En 2008, Victor Wooten a ajouté une nouvelle corde à son arc en publiant son premier livre, The Music Lesson: A Spiritual Search for Growth Through Music. Loin d'être une méthode de basse traditionnelle, l'ouvrage est une parabole qui raconte l'histoire d'un jeune musicien en difficulté, guidé par un professeur excentrique et philosophe. Le livre est rapidement devenu une référence, non seulement pour les musiciens, mais pour toute personne en quête de croissance personnelle.
Le livre et son enseignement reposent sur plusieurs idées clés qui défient l'approche académique traditionnelle de la musique :
-
La Musique comme Langage : C'est le concept le plus fondamental de sa philosophie. Wooten soutient que la musique devrait être apprise comme une langue maternelle : par l'immersion, l'écoute et le jeu avec d'autres, bien avant d'aborder la grammaire (la théorie).
-
Les Dix Éléments de la Musique : Il propose un cadre d'analyse qui inclut des éléments souvent négligés comme l'Émotion/le Feeling, la Dynamique, la Sonorité, le Phrasé et l'Espace, les plaçant au même niveau d'importance que l'Harmonie, la Mélodie et le Rythme.
-
"Ressentir" contre "Jouer les Bonnes Notes" : Le thème central de son livre est la distinction entre l'exécution technique et l'expression authentique. La véritable musicalité ne vient pas de la simple correction des notes, mais de la capacité à internaliser la musique et à la transmettre avec émotion.
Cette philosophie a trouvé sa matérialisation dans le Victor Wooten's Center for Music and Nature, un camp musical unique en son genre situé dans le Tennessee. La devise du camp, inspirée par sa mère, est : "Le monde n'a pas besoin d'un bon musicien de plus. Nous en avons plein. Ce dont le monde a besoin, c'est de plus de gens biens!". Le programme fusionne l'enseignement musical avec l'étude de la nature, utilisant le monde naturel comme un professeur pour aider les étudiants à retrouver leur "naturel" dans leur jeu et dans leur vie. Le corps enseignant, trié sur le volet, comprend des musiciens de renommée mondiale comme Steve Bailey et ses propres frères, créant un environnement d'apprentissage diversifié et bienveillant.
Fidèle à sa conviction que la musique est un langage universel, les camps de Wooten sont ouverts à tous les instruments, tous les âges et tous les niveaux, sans audition préalable. Victor lui-même est une présence constante et accessible, enseignant et échangeant avec les participants tout au long des sessions.
La philosophie de Wooten est une théorie unifiée de ses expériences de vie. Son éducation musicale "naturelle" au sein de la famille Wooten a directement inspiré sa méthode d'enseignement. Ses expériences collaboratives au sein des Flecktones ont renforcé l'importance de l'écoute et de l'espace, qui sont devenus des piliers de ses "Dix Éléments". Wooten Woods n'est pas seulement un camp de basse ; c'est la recréation de l'environnement immersif, organique et solidaire qui a permis à Victor Wooten de devenir l'artiste qu'il est.
L'héritage de Victor Wooten est multiple et profond. Il est le performeur qui a repoussé les limites techniques de son instrument, le compositeur de grooves inoubliables, l'innovateur qui a redéfini le rôle de la basse, et l'enseignant qui inspire une approche plus holistique et joyeuse de la musique. Son influence se mesure à l'aune des innombrables bassistes qu'il a inspirés, des professionnels reconnus aux milliers d'étudiants qui ont participé à ses camps ou lu ses livres. Sa virtuosité n'a d'égale que son humilité, une qualité souvent soulignée par ceux qui ont eu la chance de le rencontrer.
Récemment, il a partagé son diagnostic de dystonie focale, une maladie neurologique rare affectant les muscles de ses mains. Loin de le diminuer, ce défi a mis en lumière sa résilience et son engagement inébranlable envers la musique et l'enseignement, devenant une source d'inspiration supplémentaire.
En ce jour d'anniversaire, nous célébrons non seulement le bassiste virtuose, mais aussi le penseur, le philosophe et le guide. Victor Wooten continue d'enrichir la conversation musicale mondiale avec une générosité et une sagesse qui résonnent bien au-delà des frettes de sa basse. Il n'est pas seulement un musicien à étudier, mais un maître dont les leçons de vie et de musique continuent de façonner les générations futures.
Ecouter le résumé audio de cet article
Photos : Droits réservés
Ajouter un commentaire
Commentaires