Portrait, John Giblin, l'héritage de la basse

Publié le 21 juillet 2025 à 19:23

Le 14 mai 2023, le monde de la musique a perdu l'un de ses piliers les plus respectés et les plus discrets, John Giblin, décédé d'une septicémie à l'âge de 71 ans. Si son nom n'a jamais atteint la renommée de certaines des superstars avec lesquelles il a travaillé, la vague d'hommages sincères et profondément personnels qui a suivi sa disparition a révélé l'ampleur de son impact. Ces témoignages ne venaient pas seulement de collègues, mais d'amis proches, brossant le portrait d'un homme dont l'humanité était aussi vénérée que son talent musical. Il était, dans le vrai sens du terme, le bassiste des bassistes, un musicien dont les lignes de basse sont gravées dans l'inconscient collectif, même si son visage reste méconnu du grand public.

La nature de ces hommages est extraordinairement révélatrice. Kate Bush, avec qui il a entretenu une collaboration de quatre décennies, a publié une déclaration d'une rare intensité émotionnelle : « J'aimais tellement John. Il a été l'un de mes amis les plus chers et les plus proches pendant plus de quarante ans... Nous avons tous perdu un grand homme, un musicien inégalable et j'ai perdu mon ami très spécial. Mon monde ne sera plus jamais le même sans lui ». Peter Gabriel a fait écho à ce sentiment, se souvenant d'un « musicien merveilleux et chaleureux qui a tant contribué à tant de grands disques et de grandes performances ». Le groupe d'afro-pop Osibisa, avec qui Giblin travaillait vers la fin de sa vie, l'a décrit comme un « bassiste, contrebassiste, arrangeur et musicien de session extraordinaire » et un « être humain vraiment incroyable ».

La constance et la profondeur émotionnelle de ces tributs, de la part d'artistes aussi divers que Kate Bush, Peter Gabriel ou Jim Kerr de Simple Minds, vont bien au-delà du simple respect professionnel. Ils témoignent d'un homme dont le caractère, la chaleur et le sens de l'humour étaient des éléments aussi essentiels à ses collaborations à long terme que son génie musical. Bush se souvient des fous rires partagés en studio, Gabriel de son « sourire chaleureux », et Kerr d'un « pote » et d'un « dieu de la basse » à « l'esprit vif et acéré ». Ce schéma suggère que le succès durable de Giblin ne reposait pas uniquement sur son talent, mais aussi sur sa capacité à forger des liens personnels profonds et durables dans une industrie notoirement éphémère. Cet élément humain, souvent négligé, est une composante essentielle de la carrière d'un musicien de session d'élite et explique le sentiment de perte personnelle exprimé par ses collaborateurs.

Pour comprendre la polyvalence qui allait définir la carrière de John Giblin, il faut remonter à ses racines. John Joseph Giblin est né le 26 février 1952 à Bellshill, dans le North Lanarkshire, en Écosse, au sein d'une famille de musiciens. Cette immersion précoce dans un environnement musical, combinée à une écoute assidue de blues et de musique traditionnelle irlandaise, a jeté les bases de son sens mélodique exceptionnel. Dès son plus jeune âge, il a développé une appréciation pour les rythmes, les mélodies et la valeur du son de groupe.

Comme beaucoup de musiciens ambitieux de sa génération, Giblin s'est installé à Londres pour percer. Il a commencé à se faire un nom dans les années 1970 sur la scène des studios, un environnement très compétitif qui exigeait à la fois une maîtrise technique et une grande capacité d'adaptation. L'un de ses premiers engagements notables fut avec le groupe de soul/funk Gonzalez, après son déménagement à Londres. Cette expérience a sans aucun doute affiné sa sensibilité rythmique et son sens du groove. Il est rapidement devenu un musicien très demandé, collaborant avec des artistes comme Steve Harley et participant aux premiers albums de Duncan Browne et Colin Blunstone à la fin des années 1970.

Cette trajectoire initiale est fondamentale pour comprendre sa carrière. Sa capacité future à naviguer avec aisance entre le jazz, le rock, la pop et la musique d'avant-garde n'était pas une compétence acquise en milieu de carrière, mais était profondément ancrée dans son ADN musical. Son éducation musicale diversifiée, son premier grand contrat professionnel dans un groupe de funk/soul, et sa percée dans le jazz-fusion avec Brand X démontrent qu'il n'a jamais été cantonné à un seul genre. Contrairement à un musicien de rock qui « apprendrait » le jazz plus tard, Giblin avait une base intrinsèquement éclectique. Il n'était pas seulement capable de jouer dans différents styles, mais de penser et de ressentir la musique de chaque genre, une distinction cruciale que les producteurs et les artistes ont reconnue et hautement valorisée.

La fin des années 1970 et le début des années 1980 marquent un tournant décisif, une période où la carrière de John Giblin a été propulsée dans la stratosphère grâce à son association avec les membres de Genesis et leur entourage. En 1979, il rejoint le célèbre groupe de jazz-fusion Brand X, qui comptait alors Phil Collins à la batterie. Bien que son passage ait été bref, il a participé à l'enregistrement de trois de leurs albums :

Product (1979), Do They Hurt? (1980) et Is There Anything About? (dont les sorties se sont échelonnées jusqu'en 1982). Ce rôle l'a non seulement placé au sein d'un cercle d'élite de musiciens, mais a également mis en lumière ses redoutables capacités techniques.

Cette collaboration a fait de lui le « bassiste de choix » de Phil Collins. Cette relation de confiance l'a conduit à jouer sur les albums solo fondateurs de Collins, notamment en créant la ligne de basse minimaliste et emblématique de « In the Air Tonight » sur l'album

Face Value (1981), ainsi que le groove imparable de « You Can't Hurry Love » sur Hello, I Must Be Going! (1982).2

C'est Phil Collins qui a ensuite présenté Giblin à Peter Gabriel. Giblin est rapidement devenu un contributeur essentiel au troisième album solo révolutionnaire de Gabriel (souvent surnommé « Melt »), jouant sur des morceaux intenses comme « No Self-Control ». Cet album est aujourd'hui considéré par beaucoup comme une véritable « masterclass de basse ». Le cercle s'est refermé lors de ces mêmes sessions, où Kate Bush assurait les chœurs pour « No Self-Control ». Ce fut leur première rencontre, et elle a immédiatement débouché sur une invitation pour Giblin à jouer sur son album

Never for Ever.

Cette série d'événements n'était pas une simple succession de contrats indépendants. L'association de Giblin avec Brand X fut le point d'entrée dans ce qu'on pourrait appeler le « Nexus Genesis », un écosystème puissant et interconnecté de musiciens de classe mondiale au début des années 80. À une époque antérieure à Internet, où la réputation et le bouche-à-oreille entre musiciens d'élite étaient primordiaux, ce réseau a agi comme un accélérateur de carrière et un sceau de qualité implicite. Être « le bassiste de Phil Collins » ou « le bassiste de Peter Gabriel » était une référence de premier ordre, signalant non seulement une compétence technique irréprochable, mais aussi la créativité, la fiabilité et le tempérament nécessaires pour des sessions d'enregistrement innovantes et à haute pression. Le « Nexus Genesis » n'a donc pas seulement fourni à Giblin des opportunités de travail ; il a rapidement cimenté son statut de musicien de studio de premier plan au Royaume-Uni, une réputation qui le soutiendra pendant les quatre décennies suivantes.

John Giblin était célèbre pour son style de basse fretless mélodique, lyrique et presque « vocal ». Bien qu'influencé, comme toute sa génération, par Jaco Pastorius, il a consciemment évité de devenir un simple clone, un écueil dans lequel de nombreux bassistes des années 80 sont tombés. Ses influences étaient plus larges, puisant dans le son atmosphérique et chantant du bassiste allemand Eberhard Weber, ainsi que dans l'intégrité mélodique de légendes du jazz comme Ron Carter et son collègue de Brand X, Percy Jones.

Son approche transcendait le rôle rythmique et harmonique traditionnel de la basse pour devenir une voix narrative secondaire, un personnage au sein de la chanson. Cette qualité était particulièrement évidente dans son travail avec des artistes très lyriques et théâtraux comme Kate Bush et John Martyn. Il a été suggéré que Kate Bush avait choisi la basse fretless pour créer une « voix masculine » instrumentale contrastant avec la sienne. Bush elle-même a déclaré que Giblin « chantait vraiment » sur sa basse.

Le génie de Giblin ne résidait pas seulement dans ce qu'il jouait, mais aussi dans ce qu'il ne jouait pas. Il était un maître de l'utilisation de l'espace, du silence et de la précision rythmique pour créer un groove inébranlable.

    Pour contrer l'idée qu'il n'était qu'un joueur de fretless, il est essentiel de souligner sa polyvalence. Son jeu de slap brillant dans les dernières minutes de « Love And Anger » de Kate Bush (aux côtés du solo de David Gilmour) montre une facette complètement différente de sa technique. Plus tard dans sa carrière, il s'est largement éloigné de la fretless, préférant les basses frettées à cinq cordes pour leurs différentes possibilités sonores, comme on peut l'entendre sur l'album d'avant-garde de Scott Walker,

    Tilt. Il s'est également plongé plus profondément dans la basse acoustique et la contrebasse, travaillant sur des projets avec des sommités du jazz comme le batteur Peter Erskine et le pianiste Alan Pasqua.

    La relation créative la plus significative et la plus durable de la carrière de John Giblin fut sans conteste celle avec Kate Bush. Leur partenariat s'étend sur plus de trois décennies, depuis leur première session sur Never for Ever en 1980 jusqu'à 50 Words for Snow en 2011, en passant par des albums marquants comme The Sensual World (1989), The Red Shoes (1993) et Aerial (2005).

    L'hommage de Kate Bush après sa mort offre un aperçu rare de leur dynamique de travail unique. Elle décrit un musicien qui « aimait être poussé dans un contexte musical », et elle trouvait « vraiment excitant de le sentir franchir cette ligne et de trouver des phrases musicales incroyablement magnifiques qui n'existaient que pour lui ». Ces mots témoignent d'une confiance profonde et d'une inspiration mutuelle, où l'artiste poussait le musicien au-delà de ses limites, sachant qu'il en reviendrait avec de l'or.

    Leur collaboration a atteint un sommet avec le retour triomphal de Kate Bush sur scène en 2014 pour la résidence Before the Dawn à Londres. Giblin était un membre clé de l'orchestre, et son enthousiasme était palpable. Dans une interview, il a partagé sa joie : « J'ai reçu un appel de Kate Bush : "Je veux faire beaucoup de concerts!"... et ils étaient incroyables! Chère Kate, nous travaillons ensemble depuis 1978! Le groupe de Kate était une combinaison parfaite... ». Jim Kerr de Simple Minds, présent dans le public, a également souligné à quel point c'était un moment fort de voir « un membre de Minds » sur scène avec elle, le qualifiant de « musicien de grande classe ».

    Au-delà du studio, leur relation était avant tout une amitié profonde. Bush a insisté sur ce lien personnel, évoquant leur amitié de 40 ans, leur soutien mutuel et les « énormes moments de plaisir » et les fous rires qu'ils partageaient.

    La période de John Giblin avec Simple Minds offre un contraste saisissant avec son rôle habituel de musicien de session. Il est devenu membre à part entière d'un groupe de rock au sommet de sa gloire mondiale. Il a remplacé le bassiste fondateur Derek Forbes en 1985. Les circonstances étaient délicates : le groupe répétait dans le propre studio de Giblin, Barwell Court, lorsque Forbes a été renvoyé. Giblin, qui était ami avec Forbes, n'a accepté le poste qu'après en avoir discuté avec lui.

    Sa première apparition publique avec Simple Minds fut sur la scène monumentale du concert Live Aid à Philadelphie, un baptême du feu devant une audience planétaire. Il a ensuite joué sur l'album multi-platine

    Once Upon a Time (1985) et a participé à la tournée mondiale qui a suivi, immortalisée sur l'album live Live in the City of Light (1987).

    Il a été un contributeur clé de l'album suivant, le très politique Street Fighting Years (1989), co-écrivant même la ballade « Let It All Come Down ». Cependant, son passage dans le groupe s'est terminé de manière abrupte et spectaculaire. En juillet 1988, au milieu des sessions d'enregistrement, une situation tendue avec le producteur Trevor Horn a atteint un point de non-retour. Jim Kerr a raconté comment Giblin, au milieu d'une prise, a calmement débranché sa basse, a quitté le studio sans un mot et a ainsi mis fin à sa collaboration avec le groupe.

    Cet épisode illustre parfaitement le fossé qui peut exister entre l'éthique professionnelle d'un musicien de session de haut niveau et la dynamique interne d'un groupe soudé. La carrière de Giblin était fondée sur sa capacité à être un « joueur d'équipe » capable de « compléter le tableau musical » pour divers artistes et producteurs, ce qui exige adaptabilité et un certain détachement émotionnel. Simple Minds, en revanche, était un groupe avec une longue histoire, décrit par Kerr comme un « gang » ou un « club de jeunes ». Son départ, déclenché par un conflit avec le producteur et non avec les membres du groupe, et sa manière de partir – silencieuse, professionnelle, immédiate – sont caractéristiques d'un musicien de session mettant fin à un contrat difficile, et non d'un membre d'un groupe qui se sépare de manière dramatique. Avec le recul, Jim Kerr a émis l'hypothèse que Giblin, plus âgé et agissant comme un « loup solitaire », ne correspondait peut-être pas à la dynamique du groupe, ajoutant une touche de compréhension poignante à cet événement.

    L'étendue du travail de session de John Giblin est stupéfiante et témoigne de sa polyvalence inégalée. Au-delà du cercle de Genesis, il a joué avec le summum de la musique populaire.

    Sa discographie comprend des collaborations avec Paul McCartney, Eric Clapton, Sting, Mark Knopfler, Elton John et même sur un titre de John Lennon « redécouvert », « Grow Old with Me ».

    Démontrant son sens profond du groove, il a enregistré avec des légendes américaines comme Al Green et Roberta Flack.

    Son travail s'est étendu au côté plus expérimental du rock avec Jon Anderson de Yes (sur les albums Song of Seven et Animation), Fish de Marillion, et Manfred Mann's Earth Band.

    Sa capacité d'adaptation est encore illustrée par ses collaborations avec l'énigmatique Scott Walker (sur l'album Tilt), des artistes francophones comme Johnny Hallyday, des artistes italiens comme Franco Battiato, et le groupe d'afro-pop Osibisa, avec qui il travaillait à la fin de sa vie.

    Son talent a également été sollicité par le cinéma. On peut entendre sa basse sur des bandes originales de films, notamment le James Bond Demain ne meurt jamais et le film de Dreamworks Ratz.

    John Giblin était réputé pour être un « véritable pionnier du son », modifiant et bricolant constamment ses instruments pour obtenir sa sonorité unique. Sa démarche allait au-delà du simple achat d'équipement haut de gamme ; il était un artisan actif dans la création de son propre son. Par exemple, pour la session de « The Lady in Red » de Chris de Burgh, il a utilisé une basse Joe Zon à 5 cordes dont il avait retiré l'électronique pour la remplacer par un circuit de MusicMan Stingray. Cette quête sonore se reflète dans l'arsenal d'instruments qu'il a utilisés tout au long de sa carrière.

    L'héritage de John Giblin se mesure à l'influence qu'il a exercée et au profond respect qu'il inspirait. Pour d'innombrables bassistes, il était une « influence énorme », un « héros ultime » et, pour beaucoup, « la voix définitive de la basse fretless moderne », parfois même plus que Jaco Pastorius.

    Cependant, son héritage le plus profond parmi ses pairs, en particulier les batteurs, réside dans son sens impeccable et profond du temps, du groove et du partenariat rythmique. Les compliments les plus significatifs qu'un bassiste puisse recevoir viennent souvent de la section rythmique. Le batteur de King Crimson, Gavin Harrison, a offert un témoignage poignant : « Avoir John à la basse à ses côtés est le rêve d'un batteur... Il me faisait bien sonner ». Peter Gabriel a fait écho à ce sentiment : « Si lui et le batteur étaient connectés, on avait déjà fait la moitié du chemin sur n'importe quel morceau ».

    Ces déclarations révèlent un aspect fondamental de son art. Son célèbre lyrisme n'était pas un simple ornement, mais il était construit sur une fondation rythmique de classe mondiale. Il pouvait « chanter » sur sa basse précisément parce que son placement rythmique était si parfait qu'il avait la liberté d'être mélodique sans jamais perdre le tempo. Cette qualité de « rêve de batteur » est le socle de toute sa contribution musicale et une raison essentielle de sa carrière de quatre décennies au plus haut niveau.

    Finalement, l'héritage de John Giblin est double. Il est celui d'un « colosse de la basse », mais aussi celui d'un être humain chéri. Les derniers mots appartiennent à juste titre à ceux qui le connaissaient le mieux. Son fils, le bassiste Rob Mullarkey, a parlé de la voix unique de son père. Et Kate Bush, dans la conclusion de son hommage, a offert l'épitaphe la plus parfaite et poignante : « Nous avons tous perdu un grand homme, un musicien inégalable et j'ai perdu mon ami très spécial. Mon monde ne sera plus jamais le même sans lui ».

    Ecouter l'article sur John Giblin

    Ajouter un commentaire

    Commentaires

    Il n'y a pas encore de commentaire.